J’ai rencontré quelques figures antipathiques dans ma vie, mais jamais aucune qui pût être comparée à celle de l’amiral von Treischke. Il avait la tête carrée et les cheveux en brosse, des sourcils en buisson sous lesquels perçaient deux petits yeux gris à l’affût, pleins de méchanceté, des rides profondes comme des tranchées, des lèvres minces fermées hermétiquement, et deux loupes poilues : une sur le nez et une autre au coin gauche du menton.
Sa moustache faisait de von Treischke tantôt un tigre, tantôt un phoque. Il sortait quelquefois du cabaret ou de la brasserie. (Je sors du cabaret, mais que la rue a l’aspect étrange ! J’ai beau la chercher à droite, à gauche, je ne la trouve pas. Ô rue ! serais-tu ivre ?) Il sortait donc quelquefois du cabaret de la façon la plus confortable, c’est-à-dire dans les bras de ses amis de fête ou des complaisants messieurs de la police, et alors, à cause de sa moustache tombante et humide, il rappelait d’assez près ces mammifères à peau huileuse sortant de l’onde amère ; dans ses heures d’abattement et de mélancolie, il avait également le poil brut, mais, en quelques minutes, la fureur ou son habituelle méchanceté reprenant le dessus, ou simplement les cosmétiques aidant, il se retrouvait au rang des tigres.
Qu’une femme comme Amalia ait pu épouser cet homme et lui donner de si beaux enfants, c’est un mystère de la création !
Donc l’amiral Heinrich von Treischke m’apparut dans le moment que je mangeais la soupe familiale. Il me fallut quitter aussitôt soupe et famille pour le suivre dans la pièce à côté.
L’affaire ne se passa point sans protestations, pleurs, supplications de la part de ma vieille maman et de Gertrude accourues : « Il est innocent, herr amiral ! Innocent de tout ce que vous avez cru ! C’est lui qui a sauvé la gnädige frau, herr amiral ! » et autres phrases qui avaient la prétention de chasser de l’esprit de mon terrible interlocuteur toute mauvaise pensée à mon égard et qui, cependant, ne parvinrent en aucune façon à le dérider ni à adoucir ses manières.
C’est fort brutalement qu’il referma la porte derrière nous et, bien que j’eusse ma conscience pour moi, j’ose avouer, comme disent les Français, que « je n’en menais pas large ».
« D’où venez-vous, Herbert de Renich ? Et que venez-vous faire ici. Et comment êtes-vous venu ici ? »
Voilà les trois phrases qu’il me jeta comme on jette un os à un chien. Je ne les ramassai pas et, au lieu de lui répondre directement, je demandai à l’amiral, avec un sang-froid apparent qui m’étonna moi-même.
« J’oserai questionner le herr amiral sur la question de savoir si on l’a vu venir ici, dans cette ville, si on l’a vu pénétrer dans cette maison et j’oserai lui conseiller de faire en sorte que, pendant quelques jours, on ignore le lieu de sa retraite.
– Quelle retraite ! s’écria-t-il en fonçant sur moi. Faut-il vous parler en souliers vernis ? Meine geduld ist zu ende ! (ma patience est à bout !) Êtes-vous fou, ou êtes-vous sourd ? Faut-il vous envoyer schutzmanner (gendarmes à cheval) pour vous tirer la vérité de votre puits ? »
Cela fut suivi de quelques autres aménités extravagantes et menaces redoutables. Certainement il écumait. Sur ses joues tendues par la fureur comme une vieille peau de tambour réapparaissaient les balafres violettes de la rapière, pratiquées au temps où le herr amiral se promenait dans les rues de Heidelberg en compagnie de son énorme chien d’étudiant, et je ne doutais point que s’il eût eu ce soir-là, le fidèle animal à ses côtés, il ne l’eût rassasié de quelque bon morceau de ce maudit Herbert de Renich ! Enfin, il termina son accès par ces mots très intelligibles.
« Vous étiez à Madère lorsque Mme l’amirale en a disparu et vous avez disparu en même temps qu’elle. Si d’ici une minute vous ne m’avez dit où elle se trouve, vous êtes un homme mort ! »
Et il sortit son revolver qu’il posa bruyamment, devant lui, sur la table.
« Je ne suis venu ici que pour vous dire cela ! m’écriai-je aussitôt, pour la sauver, elle, et pour vous sauver vous-même, herr amiral ! »
Puis je lançai tout d’un trait, car il avait posé par hasard la main sur cette arme dont je ne pouvais détacher mes regards.
« Mme l’amirale et ses enfants ont été capturés, volés, emportés par des pirates, puis emprisonnés à bord d’un sous-marin où se trouvaient déjà de nombreux officiers allemands, moi-même, j’ai failli être la proie de ces brigands qui n’ont d’autre drapeau que le drapeau noir et ne reconnaissent d’autre loi que celle de la plus hideuse et de la plus monstrueuse vengeance ! »
Alors, il changea de visage. Il me parut que ce que je lui disais là ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute. Devais-je attribuer une aussi subite transformation à l’accent de sincérité avec lequel je lançai ma phrase, ou la nouvelle que je lui apprenais correspondait-elle à certaines hypothèses qui, déjà, avaient hanté son esprit ? Pour moi, il y eut de ceci et de cela !… Toujours est-il que j’entendis comme un gémissement, une espèce de grondement, puis :
« Qu’ont-ils fait de ma femme et de mes enfants ? s’écria Heinrich von Treischke sur un tel ton de désespoir que j’en fus pour moi-même bien surpris, car j’avais toujours douté qu’un aussi illustre tigre eût un cœur !
– Je ne me suis échappé de cet enfer, répliquai-je, heureux déjà de la tournure que prenait la conversation, que pour les sauver eux et tous leurs camarades de géhenne, du martyre qui est suspendu sur leurs têtes !
– Et que faut-il faire, pour cela ? demanda l’amiral, haletant. Êtes-vous sûr que nous puissions arriver encore à temps ? Faites bien attention à toutes vos réponses. Parlez-moi en soldat.
– Monsieur l’amiral, je ne suis point un soldat, je suis un neutre et ma parole est celle d’un honnête homme ! Je sais qu’en mon absence j’ai été odieusement calomnié…
– Il s’agit bien de cela ! rugit le tigre. Me répondrez-vous, oui ou non ! Que faut-il faire ?…
– Vous garder vous-même, car ils n’attendent que votre capture pour commencer leur horrible massacre ! »
Et, en quelques phrases bien senties, je fis un récit hâtif de mon évasion du sous-marin en hydravion, le mettant d’une façon précise au courant de l’entreprise que ses ennemis avaient tentée et qui consistait à l’enlever comme ils avaient déjà emporté les bourgmestres de certaines villes du Nord allemand.
Au fur et à mesure que je m’expliquais le tigre marquait une émotion plus intense.
« Eh mais, gronda-t-il, monsieur Herbert de Renich, vous avez donc été prisonnier du capitaine Hyx ?
– Vous le connaissez !
– Nous doutions de son existence, avoua-t-il à voix basse, ou plutôt certains d’entre nous en doutaient encore et affichaient de croire à quelque épouvantail inventé pour faire frémir des enfants, bien que de sérieux avertissements et d’étranges lettres de prisonniers nous soient parvenues de la manière la plus mystérieuse… Quant à moi, je dois vous dire que votre récit ne me surprend pas outre mesure… (Il parut réfléchir avant d’en dire plus long, puis il reprit…) J’ajouterai que si votre présence à Madère ainsi que la coïncidence de votre disparition avec celle de Mme l’amirale ne m’avaient pas été signalées, je n’aurais pas hésité à porter mes recherches du côté de… »
Là il s’arrêta encore en me fixant d’une façon si aiguë que j’en fus le plus gêné du monde, et je balbutiai :
« Mme l’amirale est certainement la femme la plus vertueuse que je connaisse !
– Et moi donc ! hurla-t-il. Croyez-vous que j’en connaisse de plus honnête ! Dumm ! (Ce qui veut dire à peu près imbécile, outrage dont je restai un instant étourdi.) Seulement, rien ne nous forçait à penser, me grinça-t-il sous le visage, qu’il ne se cachait point dans la peau d’un certain Herbert de Renich un petit brigand d’amour capable de la plus ordinaire infamie : enlever une mère et faire chanter la femme par le moyen des enfants, et même faire chanter ce brave homme d’amiral von Treischke ! Quelle joie et quelle vengeance pour un jeune homme charmant qui a perdu sa fiancée en faisant le tour du monde ! Ach ! rien n’est impossible, ici-bas, à un amoureux !…
– Monsieur, fis-je, vous m’insultez ! Je ne vous dirai plus rien, plus un mot avant que vous ne m’ayez présenté des excuses ! »
En entendant ces mots, l’amiral parut plus étonné que si le tonnerre était tombé entre nous deux. Il mit encore la main sur son revolver et je crus qu’il allait me tuer séance tenante, mais c’était pour faire réintégrer à son arme son étui de cuir.
Il me pria de m’asseoir, s’assit en face de moi et me dit d’une voix sourde, mais exempte d’irritation sinon d’un certain mépris.
« Je vous ai cru capable de bien des choses redoutables pour mon honneur. Le dumm, c’est moi, car vous n’êtes capable de rien du tout ! Néanmoins, d’après ce que vous rapportez, je vois qu’il n’y a pas lieu de se réjouir outre mesure… »
Il me fixa encore d’une façon singulière, puis il se leva, vint se pencher à mon oreille et me dit, dans un souffle :
« Le capitaine Hyx ne serait-il pas ?… »
Et il prononça tout bas, oh ! tout bas ! le nom du plus grand philanthrope du monde !
Je tressaillis et lui répondis évasivement que, le capitaine Hyx portant toujours un masque, je ne pouvais absolument rien affirmer !… « mais tout de même, cela pouvait bien être… »
Alors il devint d’une pâleur mortelle.
« Je craignais cela ! dit-il.
– Vous aviez raison de craindre, fis-je, car il prétend que c’est vous, amiral, qui avez commandé le supplice de la femme de ce grand philanthrope en question, et il a juré de venger sa femme et aussi miss Campbell ! »
L’amiral devint plus pâle encore, si possible.
« Ia ! ia ! soupira-t-il (un soupir de phoque), il (le grand philanthrope) avait fait entendre des paroles de furieuse vengeance en apprenant toute cette affaire !… »
Et, tout à coup, cessant de soupirer comme un phoque, von Treischke commanda :
« Parlez !… dites ce que vous savez, depuis le commencement jusqu’à la fin !… »
Il m’écouta sans m’interrompre. Je lui contai toute l’aventure sous-marine par le détail. Cette fois, j’étais sûr que je ne trahissais personne. Je servais au contraire le capitaine Hyx en ce sens que je le faisais craindre de ses ennemis. Toutefois, poussé par un secret instinct, je passai sous silence mon aventure de l’île Ciès et toute l’affaire concernant plus ou moins la cote six mètres quatre-vingt-cinq… Faut-il dire encore qu’à la fin de l’histoire, il y eut une chose que je me refusai de dévoiler, ce qui provoqua une nouvelle colère chez l’amiral. Je tenais à ne point indiquer l’endroit où avait atterri l’aéroplane.
« Ce serait bien mal récompenser, fis-je, ceux qui, trahissant le capitaine Hyx, m’ont sauvé et m’ont conduit vers vous, amiral, ne l’oublions pas !…
– Il ne s’agit point de récompenser quelqu’un ! déclara-t-il, mais de prendre des pirates ! Voulez-vous être pendu avec eux ? » Sur quoi il n’attendit point ma réponse et me planta là, en affirmant que « le lendemain il ferait jour » !…
J’entendis le bruit de ses bottes traverser les allées et les corridors, j’entendis la porte de la rue s’ouvrir et se refermer.