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Društvo slovenskih pisateljev, Slovenski center PEN, Društvo slovenskih književnih prevajalcev

The Association of Slovenian Writers, The Slovenian PEN Centre, The Slovenian Literary Translators’ Association

Katarina Marinčič : Trois

Titre original : O treh

Postface

Tina Kozin

Relecture de la traduction française

Laurent Guibelin

Éditeur

Društvo slovenskih pisateljev (Association des écrivains slovènes)

© Katarina Marinčič

© Florence Gacoin Marks (pour la traduction française)

Directeur de la maison d’édition et président de l’Association des écrivains slovènes

Ivo Svetina

Directrices de la collection Litterae Slovenicae

Tina Kozin, Tanja Petrič

Directrice du volume

Tina Kozin

Livre électronique

Disponible

http://www.biblos.si/lib/

Ljubljana 2017

Volume subventionné par l’Agence nationale du livre (JAK).

CIP - Kataložni zapis o publikaciji

Narodna in univerzitetna knjižnica, Ljubljana

821.163.6-32(0.034.2)

MARINČIČ, Katarina

Trois [Elektronski vir] / Katarina Marinčič ; traduit du slovène par Florence Gacoin-Marks ; postface de Tina Kozin. - El. knjiga. - Ljubljana : Društvo slovenskih pisateljev = Association des écrivains slovènes, 2015. - (Litterae Slovenicae : Slovenian literary magazine, ISSN 1318-0177 ; 2014, 1)

Prevod dela: O treh

ISBN 978-961-6995-01-6 (ePub)

COBISS ID 283508480

Kazalo

Litteræ Slovenicæ
Colophone
Katarina Marinčič Trois
Vel Matuna, l’Étrusque
Redouté, le peintre
Zlatko, le gars de Litija
Postface: Les flammes élancées des histoires (Tina Kozin)
Katarina Marinčič
Bibliographie des œuvres littéraires de Katarina Marinčič
Florence Gacoin-Marks
Tina Kozin

Vel Matuna, l’Étrusque

 

I.

 

Le soleil de l’après-midi déclinait déjà quand Vel Matuna entreprit de se rendre dans son jardin. Il avait quitté sa maison avec peine. Alors qu’il était déjà en marche, il avait encore l’impression que quelque chose le retenait ; même après avoir renvoyé Tana.

Il s’était relevé depuis peu d’une maladie qui l’avait cloué au lit et les femmes avaient peur pour lui. Sa sœur, Velia, avait épié toute la matinée pour voir s’il sortirait vraiment. Fastia, sa mère, le lui avait longtemps interdit. Elle était accroupie dans l’atrium, près du petit bassin, et passait sa main sur l’eau verte, laissant échapper des soupirs et se plaignant de la chaleur. Si Vel veut vraiment sortir, qu’il aille plutôt rendre visite à quelqu’un. On est au frais entre les maisons. Oui, que Vel aille plutôt rendre visite à quelqu’un.

Fastia était grande comme les arbres des marécages ; quand elle s’accroupissait, elle ressemblait soudain à un olivier séculaire à la nodosité proéminente.

Vel Matuna aimait, adorait les plantes : les arbres, les arbustes, les fleurs, les aromates, les plantes grimpantes et les lichens. Depuis qu’il avait recouvré la santé, il se répétait qu’il les adorait. En réalité, depuis sa maladie, il n’avait pas encore éprouvé le désir de se rendre dans son jardin. C’est pour cela qu’il devait y aller. Le désir devait revenir comme l’appétit lui était revenu !

Pendant longtemps, trop longtemps, il n’avait mangé que de la bouillie. Un matin, il s’était fait violence et avait mordu dans sa première olive, une grosse olive charnue, noire, salée ; et les sucs lui étaient montés à la bouche avec une telle effer­ves­cence qu’il s’était laissé apporter encore des olives, du fro­mage, des câpres, du lait, du miel et des figues sèches sucrées.

Que renaisse ainsi aussi le plaisir des plantes ! Et que cesse la tristesse apparue après la maladie, cette mélancolie qui blesse son orgueil.

Peut-être était-il vraiment moins fort qu’avant la fièvre. Mais n’avait-il pas, le matin même, entendu sa mère et Tana vanter sa robustesse ? Il somnolait, nu sur sa couche blanche, et, en s’étirant de temps en temps, il sentait la fine laine lui caresser le dos. Il est beau, Maîtresse, beau comme le dieu Aplu, beau comme un jeune cerf, roucoulait la servante. Regardez ses bras, ses jambes, puissantes et souples comme des anguilles. (Seul son ventre refusait de s’arrondir, où mettait-il donc toute la nourriture qu’il avalait ?)

Quand il finit par se mettre en route, sa mère demanda à Tana de le suivre. Il se rendit vite compte que quelqu’un mar­chait derrière lui. Il s’arrêta au premier croisement et regarda avec dégoût et colère la vieille femme qui se dandinait au mi­lieu de la rue déserte. Ses seins tapaient contre son torse, tels deux lourds triangles en cuir. Quand elle parvint à sa hau­teur, il sortit de son embuscade en rugissant.

Il trépigna et grimaça. Tana lui demanda de ne pas se fâcher. Sa colère l’effrayait, car elle l’aimait comme un fils. Il était aussi irascible qu’avant sa maladie. Pourvu qu’il ne retombe pas malade.

Je m’en vais, Maître miséricordieux…

Les mots de « maître miséricordieux » le frappèrent au ventre. Il se troubla et sa colère n’en fut que plus grande.

Durant sa convalescence, il était resté des heures durant allongé, à demi éveillé, s’inventant des histoires derrière ses paupières closes.

Une seule et même histoire, ces derniers jours. Il se voit, lui, Vel Matuna, se reposant au milieu des racines moussues d’un vieux chêne ; une femme arrive, s’accroupit à côté de lui, se penche ; ses cheveux lui voilent le visage, son souffle est de plus en plus chaud, sa bouche se rapproche de son ventre.

Et maintenant, brusquement, après les mots de la vieille Tana, une nouvelle image. Vel Matuna est allongé sur le ventre, montrant son derrière ; deux forts gaillards le fouettent avec des lanières de cuir rouges ; ils rient, et lui, de son côté, se sent envahi progressivement par le plaisir ; il n’est pas un maître miséricordieux, il n’est qu’un petit garçon.

 

 

II.

 

Ensuite, en se dirigeant vers son jardin, il sentit à nouveau qu’il n’était plus un petit garçon, et cela aussi l’irrita. Il essayait de regarder droit devant lui, mais les images insistantes des autres petits garçons se glissaient par les côtés entre ses paupières.

Son petit frère malade, avec ses longs membres malingres. Fastia et Tana s’efforçant avec peine de faire plier ces membres toujours raides pour prendre l’enfant dans leurs bras. La bouche rigide de Larisa, droite comme un bâton et dont ne sortait aucun son. Ses yeux verts aux globes étonnants de blancheur. Le berceau de pierre à côté du sarcophage de l’aïeule Vahti, les pieds recourbés, les talons du petit garçon sur la pierre. (Il a rejoint une autre vie. Y marchera-t-il ? Y marchera-t-il ?)

Et puis, les yeux bleus du jeune Arunt aux cheveux blonds, consolateur.

« Mais d’où, chère dame, vous vient donc un enfant avec de tels yeux ? »

« Tais-toi, vieille idiote », dit Fastia d’une voix grinçante, « ce sont les dieux, les dieux miséricordieux qui me l’ont envoyé. »

Et quand l’enfant se réveille, Fastia court regarder si les yeux sont toujours bleus.

Elle embrasse le petit Arunt, elle ne cesse de l’embrasser. L’enfant est audacieux et rit de tout. Il se glisse sur ses genoux et noue ses jambes autour de sa taille, tandis qu’elle, de son côté, le serre dans ses bras et plonge son visage dans ses bou­cles blondes. Tous deux semblent ne former qu’un seul corps.

Ils sont parfois pénibles à regarder. Fastia porte sur son visage le triomphe dur des magiciennes, autour de ces deux-là plane un sort qui pourrait bien ne rien annoncer de bon. Non, il n’annonce probablement rien de bon.

Mais rien n’y fait. Lui aussi, Vel Matuna, aime l’enfant aux yeux bleus. Il le sait à présent, il en a conscience.

Les premiers jours de sa maladie, Fastia était restée assise à côté de lui et lui avait dit :

« Tu es resté longtemps alité. Tout l’été a passé. Pendant ce temps, nous avons dit adieu à… »

Elle était si malheureuse, et tellement plus âgée que ce qu’il imaginait au milieu de sa fièvre, qu’une conviction lui traversa l’esprit : l’autre petit frère était, lui aussi, parti pour l’autre vie. Une douleur sauvage le déchira. Il attrapa Fastia par les avant-bras.

« L’oncle Arunt Porsena est mort », dit-elle toute étonnée.

Et lui, soulagé, inspira une fois, deux fois, pour laisser l’air chasser la douleur. À la troisième inspiration, il se mit à rire. Fastia dodelina de la tête.

« Il t’aimait beaucoup. Il était toujours content quand tu venais le voir. »

 

 

III.

 

En descendant le chemin caillouteux qui menait à son jardin, Vel Matuna respira à nouveau profondément pour chasser son malaise. Mais l’air chaud ne lui était d’aucune aide, ses jambes chancelaient, son oreille droite était prise de bourdonnements. Malgré cela, il se mit à rire.

L’oncle Arunt Porsena !

Il se repose, il se repose encore et toujours ; accoudé, il regarde gravement devant lui, comme s’il posait pour le sculpteur chargé de réaliser le couvercle de sa dernière couche. Il aime l’air, la fraîcheur, la peau nue et les couronnes de fleurs. Son teint brouillé semble de pierre, son large ventre blanc brille comme la lune, traversé par des striures bleutées.

« Entre, mon chéri », dit sourdement l’oncle ; de tout son corps, seule une petite main bouge dans un geste d’invitation.

Vel s’avance ; affaibli, il s’allonge auprès de l’homme agréablement froid. Ce dernier fait tapoter ses doigts. La nuit tombe brutalement, les serviteurs apportent torches, aromates, mets et vins.

« Mange », lui ordonne doucement Arunt Porsena avant d’ajouter en pleurnichant : « Moi, je ne peux pas, mon estomac rétrécit, il me serre. »

En dépit de son estomac rétréci, Arunt Porsena adore la nourriture. Il demande comment est tel ou tel plat. Parfois, il prie Vel de lui mettre dans la bouche un petit morceau. Il goûte sans bouger, sans se salir les mains. Il soupire pro­fondément. Il est envieux, mais aussi très bienveillant.

Ensuite, il appelle les musiciens et les danseurs. Deux hommes et une femme dansent au son d’une flûte, les torches s’embrasent, les ombres ondulent sur les murs. Vel inspire avidement les senteurs à la fois connues et étrangères : l’haleine stagnante et salée du corps de son oncle, le parfum des fleurs de laurier-rose entourant son cou, l’encens, l’odeur âcre de sueur jaillissant par instants des danseurs.

« Ils se meuvent comme des loutres », fait remarquer l’oncle.

Et il se met à bouger un tout petit peu, juste au niveau des mollets, ses jambes maigres et blanches. Ensuite, il lève lentement tout son bras avant de laisser retomber son avant-bras autour de la taille de son neveu. Les anguilles dansent, les mouvements ondulent. Vel ne sait jamais exactement avec quoi Arunt Porsena examine ses recoins cachés : avec un seul doigt, ou plutôt deux, car un seul serait trop fin, trop entreprenant. Un sourire circonspect flotte autour des lèvres blêmes de l’oncle. Ses yeux sont ronds et aimables, des yeux marron de petit garçon.

 

 

IV.

 

Arunt Porsena est donc mort, et c’est son épouse, Tanakvil, qui dirige la maison, une femme toute menue qui lui a donné onze filles et à qui un cheval a, il y a longtemps, donné un coup de sabot.

Vel Matuna ne s’imaginait pas qu’il penserait à quelque chose d’autre qu’aux plantes quand il se rendrait à nouveau dans son jardin. Mais, de toute façon, tout était différent de ce à quoi il avait rêvé pendant sa maladie.

Il était tombé malade au printemps, lorsque la floraison était à son paroxysme. Il voyait encore les narcisses, le bourdonnement des guêpes et des abeilles se paissant ivres dans les arbres fruitiers lui était resté dans les oreilles, il fut longtemps poursuivi par l’odeur corrompue de l’ail sauvage, cette odeur âcre qui s’élève soudain des boutons de fleurs blanc-bleuté, gorgées de pollen, quand ils ont été réchauffés par le soleil, puis arrosés par la pluie.

(« Quelle puanteur ! Quelle puanteur ! » hurlait en riant Arunt, le blondinet aux yeux bleus, quand son frère approchait ces boutons de son visage. La bouche du petit garçon laissait paraître des dents saines, une langue propre et rose.)

Mais la pluie. Pendant sa maladie, Vel rêvait que bientôt l’automne arriverait, puis l’hiver, qu’il marcherait dans la cam­pagne nue, où seuls demeureraient encore les cyprès et les pins, que les lourdes gouttes le frapperaient au visage et que le vent soufflerait. Ses joues étaient en feu, sa peau couverte de pustules. La petite Ranti, qui l’éventait, l’humectait de temps en temps. Il aimait entendre l’eau couler de l’éponge lorsque la toute jeune fille l’essorait avant de la lui presser sur le front ou la poitrine. C’était un bruit de ruissellement, et cela durait. L’humidité à même la peau n’eut d’effet qu’un instant. Il faudra que vienne une longue période de pluies, divaguait Vel Matuna, alors je serai guéri, je marcherai, la peau de mon vi­sage sera fine et pure, le froid me transpercera jusqu’aux os, profondément, jusqu’au creux de mes joues.

Ou peut-être même la neige.

Elle tombe du ciel en silence. Les collines grisonnent pen­dant une journée environ. (Autrefois, le Grec avait raconté qu’il y avait aussi des contrées où la neige persistait en couche épaisse, pendant longtemps.)

Et Vel Matuna restait couché, les yeux grand ouverts et immobiles. Les flocons blancs tournoyaient au-dessus de son visage, sur chaque pustule il en tombait un, puis un nouveau, et encore un, et encore un ; depuis le centre du ciel, bien haut, ils répandaient leur douceur bienfaisante sur toute la surface de son visage.

Et il se mettait déjà à glousser en se rappelant que les pus­tules avaient disparu, que c’était l’hiver et qu’il était guéri.

En réalité, il n’était probablement jamais resté allongé les yeux grand ouverts et immobiles. La tranquillité était fragile comme la toile avec laquelle on le pansait et que l’on devait détacher morceau par morceau de sa peau lorsqu’elle s’était trop imbibée d’eau. Une croûte fine, la coquille d’un œuf d’hirondelle.

Les hirondelles s’élancent en trissant dans la charpente. Il se rappelait à quoi ressemblaient les becs des jeunes hirondelles. À des petits gouffres jaune clair bordés de jaune foncé. À travers la brume, il voyait sur sa peau des gouffres semblables aux becs des jeunes hirondelles.

Il y avait des jours où il ne supportait personne d’autre que Ranti à son chevet. Il encourageait les autres gens à partir en leur adressant de la main ou de la tête des gestes lents, lents, comme ceux de Ranti quand elle maniait le grand éventail en plumes. Il ne les chassait pas parce qu’il ne voulait pas leur montrer son infortune. Il les chassait parce qu’il était heureux à sa manière dans cette coquille. Pendant de longs instants, tout était parfaitement facile, comme un bercement qui durait jusqu’à ce qu’on l’arrête.

Il sentait cette faiblesse, il sentait toujours ce vacillement dans ses bras, dans ses jambes chancelantes à l’approche du jardin.

Il ne parvenait déjà plus à s’expliquer certaines choses dont il se souvenait. La beauté lui importait si peu quand il était en proie à la fièvre ! Il entendait les femmes pleurer sur son vi­sage condamné à être défiguré par les cicatrices. Et même la pensée que l’automne arriverait et que la pluie calmerait sa peau cicatrisée lui semblait risible. Pourtant, précisément le jour où Fastia était pour la première fois allée remercier les dieux de lui avoir sauvé la vie, précisément ce jour-là, alors qu’il avait pour la première fois regardé ce qui l’entourait d’un regard clair, il avait demandé un miroir.

Le miroir de notre cher seigneur s’est égaré, mentit Ranti. Il insista pour qu’on lui apportât celui de sa sœur, qui était plus trouble. Il ne s’en départit plus pendant longtemps : la paume de sa main avait pris l’odeur du bronze.

Son visage avait d’abord été rose vif. En se tâtant, il sentait que ses traits s’étaient relâchés pour devenir quelque chose de mou et de semblable à du gruau. Ensuite, en une nuit, ses joues devinrent dures et, dans le miroir, il vit que la couleur rose avait laissé place à une croûte grise. Le vingtième jour, la croûte commença à se détacher et, en dessous, il apparaissait tel qu’il était avant sa maladie. Bientôt, un duvet de jeune homme recommença à lui pousser, plus dru au niveau de la mâchoire inférieure que sur les autres parties de son visage. Il examinait avec satisfaction, sa longue mâchoire, ses joues hautes, les cavités profondes et joliment arrondies dans lesquelles brillaient ses yeux sombres. Il n’avait qu’une seule chose molle sur son visage : sa bouche, un trognon de gre­nade.

Il est beau, ma chère dame, beau comme le dieu Aplu ! Beau comme un jeune cerf !

Et un jour, devant la maison, le Grec s’était écrié : « Quelle chance, chère dame ! Et quel dommage ce serait s’il venait à perdre son beau visage ! Je n’ai jamais vu de traits plus réguliers, même au cours de mes nombreux voyages. »

Il aimait bien écouter la vieille Tana et le Grec ; si sa mère manifestait de la joie, il éprouvait de l’embarras et se tournait vers le mur en se bouchant les oreilles.

 

 

V.

 

Fastia s’est rendue au temple pour exprimer sa re­connaissance.

De sa main gauche, elle serrait contre sa poitrine une pe­tite statue enroulée dans un fichu orange. En prenant place dans le char, elle étend son bras droit dans un geste d’impa­tience. Le serviteur Aule lui a proposé de prendre les rênes, mais elle n’en a rien fait. Pendant un instant, son bras est resté suspendu en l’air ; un avant-bras ferme où les os étaient pareils à deux longs pipeaux en bois bien polis. Depuis la mer, vers laquelle elle se dirigeait, la chaleur affluait à sa rencontre. L’air aussi était orangé. Le vent portait l’odeur des fruits mûrs, peut-être celle des prunes. Les deux chevaux impatients élargissaient leurs naseaux et ratissaient la fine couche de poussière dont la route était couverte. Aule se tenait assis, le dos tout courbé, sa tête chauve entre ses épaules.

Vel se sentait faible en pensant à sa mère qui se promenait dans les rues du port en regardant les échoppes.

Le modeste Aule marche derrière elle, les bras chargés de ses achats : des récipients, dont Fastia ne peut se passer, des vases, dont on ne se lasse jamais, des étoffes, des aromates. Sa démarche harmonieuse fait des envieux ; son manteau, lourd et moelleux, lui bat les chevilles ; les hommes l’observent à la sauvette, les femmes la fixent de leur regard empli d’une haine sourde. Quand la mère de Vel se baisse pour tâter tel ou tel objet, les reflets des richesses exposées dansent sur ses joues.

Ensuite, elle apporte ses offrandes au temple d’Uni, la pro­tectrice. Et depuis le temple, qui brille comme une gigantesque fleur d’argile ou comme un gigantesque fruit odorant, elle contemple la mer avec exaltation.

Fastia adore la mer. Vel ne comprend pas et n’approuve pas cet amour. Il est vrai que l’endroit est pittoresque et le temple ardent. Mais, pour le fils de Fastia, la mer, elle, la mer, a toujours la même couleur grise, la même odeur, et le même cap désertique au loin, dans la même lumière bleuâtre. Il lui est pénible de voir le Grec Androtion célébrer les étendues marines et Fastia l’écouter.

 

 

VI.

 

Finalement, sa sœur et lui avaient échangé leurs miroirs.

« Seigneur », dit Ranti d’une voix entrecoupée, « ton miroir est lisse et brillant, mais tu ne peux pourtant pas y voir comme tes cils sont longs. Personne n’en a de pareils. »

La jeune fille se penchait sur lui. Ses petits seins, tout ronds, sa petite main douce au pouce retourné. Mais lui avait dans la bouche un fort goût de bronze, trop de salive sous la langue, comme si on lui avait mis un mors entre les dents.

« Prends le miroir, Ranti, » dit-il. « Je ne supporte pas l’odeur du bronze. »

 

 

VII.

 

La sœur de Vel n’était pas belle. Pourtant, au dos de son miroir, la déesse Turan conversait avec Elina, une beauté pour laquelle mille navires avaient été envoyés au combat.

Vel n’avait remarqué l’image qu’au moment de remettre le miroir à Ranti. Il ne prêtait jamais attention aux représenta­tions. Quand il était malade, tout le monde pensait que c’était l’image sur la grande jarre à eau qui le troublait. En réalité, c’étaient les paroles qui l’embrouillaient. Le Grec Androtion.

« Un vase magnifique. Je l’ai gardé pour vous, ma chère dame. Vous savez, Zeus avait un jour désiré le beau Ganymède. Eh bien, regardez, chère dame, ici Zeus, sous l’apparence d’un aigle, emmène le jeune garçon pour qu’il serve à boire aux dieux. »

De ses ongles, Fastia grattait l’émail. En cachette, le Grec Androtion faisait la grimace et se mordait la lèvre. Il faisait chaud ce jour-là.

« J’achète. Écrivez Fastia en bas, » dit la mère de Vel d’un air pensif.

Pendant sa maladie, Vel avait souvent rêvé de la voix suave et grave du Grec. Et c’est ainsi qu’il lui était arrivé de prendre un conte pour la réalité.

Une fois, il s’était réveillé en pleine nuit : non pas parce qu’il ne se sentait pas bien, mais parce qu’il avait déjà tellement dormi. Tout était blanc autour de lui, un clair de lune cru brillait dans la chambre. Ranti était couchée en boule sur le tapis de joncs, serrant toujours l’éventail dans une main. Bien que sa couche fût dure, elle semblait contente. Sa bouche entrouverte laissait voir ses dents de devant. (La première dent de Ranti du côté droit était tordue en forme de demi-lune.) La fossette de son menton frissonnait. La couverture avait glissé de son corps menu.

Redressé sur un coude, Vel éprouva un instant de la douceur et de la compassion pour la jeune servante, précisément pour elle. Puis il retomba sur son lit et referma les yeux. Ranti était toujours Ranti et, en même temps, était devenue quelqu’un d’autre.

« Couvre-toi, Ganymède, il fait froid ! » insistait-il. « Prends garde, Ganymède, cache-toi, l’aigle arrive ! »