La divine comédie - Tome 3 - Le Paradis

Dante Alighieri


CHANT I

 

La gloire de Celui qui met le monde en branle

remplit tout l’univers, mais son éclat est tel

qu’il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu[1].

 

Je montai jusqu’au ciel qui prend de sa splendeur

la plus grande partie, et j’ai connu des choses

qu’on ne peut ni sait dire en rentrant de là-haut,

 

car en se rapprochant de l’objet de ses vœux

l’intelligence y court et s’avance si loin

qu’on ne saurait la suivre avec notre mémoire.

 

Mais tout ce que j’ai vu pendant ce saint voyage,

tout ce que j’ai pu mettre au trésor de l’esprit

servira maintenant de matière à mon chant.

 

Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernier labeur

un vase bien rempli de ta propre vertu,

que je sois digne enfin de ton laurier aimé.

 

J’ai pu me contenter jusqu’à présent d’un seul

des sommets du Parnasse : il me faut maintenant

monter sur tous les deux, pour ce dernier parcours[2].

 

Pénètre dans mon sein, partage-moi ton souffle,

comme au jour d’autrefois où ton chant eut le don

de tirer Marsyas du fourreau de ses membres[3] !

 

Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse

raconter pour le moins l’ombre du règne heureux,

tel que je l’emportai gravé dans ma mémoire ;

 

tu me verras monter vers l’arbre bien-aimé[4]

et faire couronner mon front de son feuillage,

le thème et ton concours m’en ayant rendu digne.

 

Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ô père,

pour fêter d’un César, d’un poète la gloire

(c’est là des passions l’opprobre et la rançon),

 

que l’arbre pénéen et ses feuilles devraient

inonder de plaisir le cœur du dieu de Delphes,

chaque fois que nous point le soin de les gagner[5].

 

La petite étincelle allume le grand feu ;

et peut-être quelqu’un, d’une voix plus habile,

va prier après moi, pour que Cyrrha[6] réponde.

 

L’astre du jour se lève aux regards des mortels

sur plus d’un horizon ; mais il en est un seul

auquel on voit trois croix sortant des quatre cercles[7],

 

où son éclat reluit sous de meilleurs auspices,

suivant un cours meilleur, qui dispose et modèle

plus à sa volonté la matière du monde.

 

C’est à peu près ce point qui, faisant là le jour,

portait chez nous la nuit ; et dans cet hémisphère

tout s’habillait de blanc, et de noir dans le nôtre,

 

quand je vis qu’ayant fait un demi-tour à gauche

Béatrice rivait son regard au soleil,

bien plus intensément que ne le peut un aigle.

 

Comme l’on voit jaillir d’un rayon de lumière

un rayon réfléchi qui monte vers le haut,

semblable au pèlerin qui retourne chez lui,

 

de même, mon maintien reproduisant le sien,

tel que dans mon esprit il entrait par la vue,

je fixai le soleil d’un regard plus qu’humain.

 

Bien des choses, là-haut, qui ne sont pas permises

à notre faculté, deviennent naturelles

par la vertu du lieu conçu pour notre bien.

 

J’en souffrais mal l’aspect, mais assez cependant

pour voir étinceler les éclats qu’il jetait

comme le fer ardent qu’on sort de la fournaise.

 

On eût dit que le jour multipliait le jour,

comme si tout à coup Celui qui peut tout faire

avait mis sur le ciel deux soleils à la fois.

 

Béatrice restait tout entière attachée

par son regard intense aux sphères éternelles,

et moi, l’en détachant, je le posais sur elle

 

et en la contemplant je devins en moi-même

tel que devint Glaucus, lorsqu’il eut goûté l’herbe

qui le rendait égal aux autres dieux des mers[8].

 

Traduire per verba cette métamorphose

ne serait pas possible ; et l’exemple doit seul

suffire à qui la grâce un jour l’enseignera.

 

Amour, toi qui régis le ciel et qui m’as fait

monter par ton effet, tu sais s’il me restait

autre chose de moi, que le don de la fin[9].

 

Lorsque la sphère enfin qui se meut le plus vite

par le désir de toi[10], rappela mon regard

avec tous ses accords que tu conduis et règles,

 

j’y vis incendier de si vastes surfaces

par le feu du soleil, qu’il n’est pas de déluge

ou de fleuve qui pût faire un lac aussi grand.

 

Ces accents surprenants, cette immense splendeur

m’enflammaient du désir de connaître leur cause,

tel que jamais avant je n’en eus de plus vif ;

 

et elle, qui voyait en moi comme moi-même,

pour apaiser la soif de l’âme, ouvrit la bouche

plus vite encor que moi pour le lui demander

 

et elle commença : « Tu t’étourdis tout seul

par des pensers trompeurs, qui t’empêchent de voir

ce qui serait très clair, si tu t’en secouais.

 

Tu n’es pas sur la terre, ainsi que tu supposes[11] ;

mais l’éclair qui descend du lieu de sa demeure

est moins prompt à le fuir, que toi tu n’y reviens. »

 

Si je me vis alors libre du premier doute,

par ces propos si brefs, dits avec un sourire,

un autre embarrassait davantage l’esprit.

 

« De mon étonnement, lui dis-je, je reviens.

Me voici satisfait ; mais ma surprise est grande,

de me voir traverser ces éléments légers[12]. »

 

Elle poussa d’abord un soupir de pitié,

me regardant ensuite avec l’expression

de la mère veillant sur son fils qui délire,

 

puis elle me parla : « Tous les objets du monde

ont un ordre commun : et cet ordre est la forme

qui fait de l’univers une image de Dieu.

 

Les êtres de là-haut y retrouvent l’empreinte

du pouvoir éternel, qui fait la fin suprême

où tend la loi de tous, dont je viens de parler.

 

Bien que tous les objets qui sont dans la nature

dépendent de ces lois, la façon en diffère

selon qu’ils sont plus loin ou plus près de leur source.

 

Ils naviguent ainsi vers des ports différents

sur l’océan de l’être, et chacun d’eux possède

un instinct qui le guide et dont on lui fit don.

 

C’est lui qui fait monter le feu jusqu’à la lune[13] ;

c’est lui, du cœur mortel le premier des moteurs ;

c’est lui qui tient ensemble et compose la terre ;

 

c’est lui qui, comme un arc, lance dans l’existence

avec tous les objets privés d’intelligence

tous les êtres doués d’intellect et d’amour.

 

La Providence donc, qui gouverne le monde,

porte par son éclat le repos éternel

aux cieux au sein desquels roule le plus rapide ;

 

et c’est là maintenant, comme à l’endroit prévu,

que nous sommes lancés par la force de l’arc

qui tire droit au but les flèches qu’il décoche.

 

Il est vrai cependant que, comme bien souvent

la forme reste sourde aux propos de l’artiste,

qui ne peut pas plier la matière à ses fins,

 

de même l’être peut s’écarter quelquefois

du cours ainsi tracé, puisqu’il a le pouvoir,

tout en étant guidé, de s’incliner ailleurs

 

(comme au lieu de monter, le feu tombe des nues),

si l’on vient dévier l’impulsion première

par quelque faux plaisir qui pousse vers le sol[14].

 

Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tu montes

n’est pas plus étonnant que le cours d’un ruisseau

qui descend des sommets au creux d’une vallée.

 

Le surprenant serait que, libre des entraves,

tu puisses demeurer prisonnier de la terre,

ou que l’on puisse voir une flamme immobile. »

 

Ensuite elle tourna son regard vers les sphères.

 

CHANT II

 

Ô vous, qui naviguez dans vos petites barques,

désireux de m’entendre, et suivez à la trace

la route de ma nef qui s’avance en chantant,

 

retournez maintenant auprès de vos rivages ;

ne vous hasardez pas au large, car peut-être,

resterez-vous perdus, si vous vous écartez !

 

Personne n’a suivi la route que je prends ;

Minerve tend ma voile et Apollon me guide,

et ce sont les neuf sœurs qui me montrent les Ourses.

 

Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonne heure

avez tendu le cou vers le pain angélique

dont on vit ici-bas sans se rassasier[15],

 

envoyez hardiment vos nefs en haute mer,

mais en prenant bien soin de suivre mon sillage,

tant que sur l’eau mouvante il n’est pas effacé.

 

Les héros qui jadis abordaient en Colchide

furent moins étonnés que vous ne le serez,

lorsqu’ils virent Jason devenu laboureur[16].

 

La soif perpétuelle, innée au cœur de l’homme,

du royaume construit selon Dieu, nous portait

aussi rapidement que le cours des étoiles.

 

Béatrice fixait le ciel, moi Béatrice ;

et le temps plus ou moins que mettrait un carreau

à quitter l’arbalète et à frapper le but,

 

je parvins en un point dont l’éclat merveilleux

me donnait dans les yeux ; à l’instant cette dame,

qui connaissait toujours le fond de ma pensée,

 

se retourna vers moi, belle autant que joyeuse :

« Élève ton esprit et rends grâces à Dieu,

qui nous fait arriver à la première étoile[17] ! »

 

Un nuage parut nous revêtir alors,

épais et rutilant, éblouissant et dru,

pareil au diamant où le soleil se baigne.

 

Cet éternel joyau nous reçut dans son sein,

comme l’onde reçoit un rayon de lumière

restant en même temps parfaitement unie.

 

Si j’étais corps (sur terre on ne saurait comprendre

qu’un espace tolère un autre espace en soi,

ce qui doit advenir, si deux corps se pénètrent),

 

il devait s’enflammer d’un plus ardent désir

de contempler l’essence en laquelle l’on voit

comment notre nature est confondue en Dieu ;

 

et nous verrons là-haut ce qu’ici nous croyons

sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre à l’esprit,

de même que l’on croit aux principes premiers[18].

 

Je répondis : « Ma dame, aussi dévotement

qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce à Celui

qui me sépare ainsi du monde des mortels.

 

Dites-moi cependant, que sont ces taches sombres[19]

que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, sur terre,

ont fait croire à la fable où l’on nomme Caïn ? »

 

Elle sourit un peu, puis dit : « Si des mortels

le raisonnement court vers l’erreur, chaque fois

qu’il ne peut se servir de la clef des cinq sens,

 

par contre, désormais la pointe des surprises

doit s’émousser pour toi : tu vois que la raison

que desservent les sens a les ailes trop courtes.

 

Mais fais-moi voir d’abord comment tu te l’expliques ! »

« Les aspects différents que l’on y trouve, dis-je,

sont l’effet, à mon sens, des corps plus ou moins denses[20]. »

 

Elle dit : « Tu verras que ton opinion

a sombré dans l’erreur, si tu suis avec soin

mon exposition des arguments contraires.

 

Dans la huitième sphère on observe un grand nombre

d’astres, dont on voit bien que, pour la qualité

comme pour la grandeur, l’aspect est différent.

 

Si le rare ou le dense en étaient seuls la cause,

on trouverait en tous une seule vertu,

plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bien pareillement.

 

Mais nécessairement des vertus différentes

de principes formels différents font la preuve ;

dans ton raisonnement il n’en subsiste qu’un[21].

 

Or, si la densité fut la cause des taches

que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cet astre

serait de part en part privé de sa matière ;

 

ou bien, comme ces corps où l’on trouve à la fois

le gras avec le maigre, ce serait un volume

formé, selon l’endroit, de plus ou moins de feuilles[22].

 

Si le premier était, il serait manifeste

dans les éclipses : lors, les rayons du soleil

traverseraient l’espace ainsi raréfié.

 

Il n’en est pas ainsi : voyons donc l’autre cas ;

et si je peux prouver qu’il n’est pas mieux fondé,

il en résultera que tes raisons sont fausses.

 

Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,

il s’ensuit qu’il existe un point où son contraire

finit par l’empêcher de s’enfoncer plus loin

 

et repousse à son tour les rayons du soleil,

tout comme le cristal réfléchit les couleurs,

lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche de plomb[23].

 

Tu pourrais répliquer que, si certains rayons

se montrent plus obscurs que ceux venant d’ailleurs,

c’est parce que leur source était plus reculée.

 

Si tu veux l’éprouver, la simple expérience

pourra facilement éliminer tes doutes,

elle, qui sert de source au fleuve de vos arts.

 

Ayant pris trois miroirs, à la même distance

de toi, places-en deux ; et que ton œil retrouve

entre ces deux premiers le dernier, mais plus loin.

 

Puis tourne-toi vers eux et mets derrière toi

un flambeau, prenant soin que les miroirs reçoivent

et te rendent aussi tous les trois sa lueur.

 

L’image qui viendra de plus loin paraîtra

plus petite, sans doute, à l’égard des deux autres ;

tu verras cependant qu’elle a le même éclat.

 

Or, comme sous le coup des rayons de chaleur

le terrain reste à nu, dégagé de la neige,

libre de sa couleur et de son froid premier,

 

telle reste à présent ta propre intelligence ;

je m’en vais l’informer de si vives lumières,

qu’elles te paraîtront des gerbes d’étincelles.

 

Là-haut, au sein du ciel de la divine paix[24],

tourne autour de lui-même un corps dont la vertu

donne l’être et la vie à tout ce qu’il contient,

 

Le ciel qui vient ensuite et contient tant d’étoiles

répartit ce même être en diverses essences

différentes de lui, mais en lui contenues.

 

Les sphères d’au-dessous, chacune à sa manière,

disposent à leur tour ces germes différents

suivant leur origine et leur finalité.

 

Comme tu vois déjà, ces organes du monde

descendent de la sorte et changent de degré,

recevant de plus haut et agissant plus bas.

 

Observe maintenant comme je me dirige

par ce moyen au vrai que tu prétends connaître :

ensuite, tu sauras passer tout seul le gué.

 

Comme l’art du marteau dépend du forgeron,

le cours et la vertu de ces sphères célestes

s’inspirent à leur tour des moteurs bienheureux ;

 

et le ciel qu’embellit la ronde des flambeaux

imite ainsi l’image et devient comme un sceau

de ce savoir profond qui le fait se mouvoir.

 

Et de même que l’âme, au fond de vos poussières,

par des membres divers et spécialisés

développe et produit des forces différentes,

 

l’intelligence aussi produit et développe

des dons multipliés par toutes les étoiles,

et reste en même temps une seule et la même.

 

Différentes vertus diversement s’allient

avec le corps céleste animé par leurs soins,

se fondant avec lui comme avec vous la vie.

 

Et la nature heureuse où se tient son principe

fait briller dans le corps la vertu composite,

comme luit le bonheur dans le regard vivant.

 

De là la différence entre un aspect et l’autre,

qui ne dépendent pas du plus dense ou plus rare :

ce principe formel est celui qui produit,

 

selon sa qualité, le clair ou le confus. »

CHANT III

 

Ce soleil dont l’amour brûlait jadis mon cœur

m’avait ainsi montré par le pour et le contre

le visage enchanteur des belles vérités ;

 

et moi, pour confesser que j’étais convaincu

et tiré de l’erreur, ainsi qu’il convenait,

je redressai la tête et voulus lui parler ;

 

mais une vision m’apparut, qui soudain

s’empara de l’esprit, d’une telle manière

que de me confesser je n’avais plus mémoire.

 

Comme dans le cristal transparent et poli

ou dans l’onde immobile et claire comme lui,

mais dont la profondeur ne cache point le fond,

 

le visage et les traits se laissent refléter

si confus et si flous, que sur un front de neige

on distinguerait mieux la blancheur d’une perle,

 

tels, prêts à me parler, j’aperçus des visages,

ce qui me fit tomber dans une erreur contraire

à l’erreur de cet homme amoureux des fontaines[25].

 

Vivement, aussitôt que je les aperçus,

croyant que leur image était un pur reflet,

je tournai le regard, voulant chercher sa source ;

 

mais n’ayant rien trouvé, je reportai les yeux

droit dans ce même éclat qui brûlait, souriant,

dans le regard sacré de ma très douce guide.

 

« Ne sois pas étonné, si tu me vois sourire :

ton penser enfantin, dit-elle, en est la cause ;

ton pied n’a pas trouvé le sol de vérité

 

et naturellement tu reviens les mains vides :

ceux que tu vois là-bas sont des substances vraies,

que l’on relègue ici pour manquement aux vœux[26].

 

Parle-leur, si tu veux, écoute-les, crois-les,

car la splendeur du vrai qui fait toute leur joie

les oblige à rester à jamais dans ses voies. »

 

Je dirigeai mes pas vers l’ombre qui semblait

avoir de me parler plus envie, et lui dis,

comme celui qu’émeut le désir de savoir :

 

« Esprit bien conformé, qui ressens aux rayons

de la vie éternelle une douceur si grande,

qu’on ne la conçoit pas sans l’avoir éprouvée,

 

tu me ferais plaisir, si tu voulais me dire

le nom que tu portais et votre sort d’ici. »

Elle, les yeux rieurs, répondit aussitôt :

 

« Ici la charité ne refuse la porte

à nul juste désir, obéissant à l’Autre,

qui veut que dans sa cour tout lui soit ressemblant.

 

J’ai vécu vierge et nonne au monde de là-bas ;

et si ton souvenir se regarde en lui-même,

ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher,

 

et tu reconnaîtras que je suis Piccarda

qui, placée en ces lieux avec les bienheureux,

demeure heureusement dans la plus lente sphère[27].

 

Ici, nos sentiments, qu’embrase seulement

le souci souverain de plaire au Saint-Esprit,

tirent tout leur bonheur de leur soumission ;

 

et ce sort, que la terre admire avec envie,

nous est fait en ce lieu pour avoir négligé,

mal accompli parfois, ou déserté nos vœux. »

 

« Dans l’admirable aspect que je contemple en vous

brille je ne sais quoi de divin, répondis-je,

qui transforme les traits que j’ai d’abord connus ;

 

et c’est pourquoi je fus si lent à te connaître :

mais ce que tu me dis me remet sur la voie,

et il m’est plus aisé de me ressouvenir.

 

Mais dis-moi cependant, tout en étant heureux,

ne désirez-vous pas un lieu plus éminent,

soit pour mieux contempler ou pour être plus près ? »

 

Elle sourit d’abord, avec les autres ombres,

un peu, puis répondit avec tant d’allégresse

qu’elle semblait brûler du premier feu d’amour :

 

« Frère, la charité apaise pour toujours

tous nos autres désirs, et nous ne souhaitons

que ce que nous avons, sans connaître autre soif.

 

Si jamais nous rêvions d’être placés plus haut,

notre désir serait différent du vouloir

de Celui qui nous mit à la place où nous sommes ;

 

tu verras que cela ne serait pas possible ;

dans cet orbe, obéir à l’amour est necesse :

et tu sais bien quelle est de l’amour la nature ;

 

car pour cet esse heureux il est essentiel

de borner nos désirs aux volontés divines,

puisque nos volontés ne font qu’un avec elles.

 

Le fait d’être placés, à travers tout ce règne,

sur plus d’un échelon, est agréable au règne

ainsi qu’au Roi qui veut qu’on veuille comme lui.

 

C’est dans sa volonté qu’est tout notre repos ;

c’est elle, cette mer où vont tous les objets,

ceux qu’elle a faits et ceux qu’a produits la nature. »

 

Je compris clairement comment le Paradis

est partout dans le ciel, quoique du Bien suprême

n’y pleuve pas partout également la grâce.

 

Mais il advient parfois qu’ayant assez d’un mets,

tandis que l’appétit d’un autre dure encore,

on rend grâce pour l’un et on demande l’autre.

 

Je fis pareillement de geste et de parole,

car je voulais savoir quelle était cette toile

que n’avait pas fini de tisser sa navette.

 

« Des mérites sans pair, une parfaite vie,

dit-elle, ont mis plus haut la femme dont la loi

dans le monde régit ce voile et cet habit[28],

 

qui font qu’on veille et dort jusqu’au jour de la mort

aux côtés de l’Époux satisfait de ces vœux

qu’appellent à la fois son désir et l’amour.

 

Jeune encore, j’ai fui le monde pour la suivre,

et je vins me cacher sous son habit sacré,

promettant de garder les chemins de son ordre.

 

Mais des hommes bientôt, plus faits au mal qu’au bien,

sont venus me ravir à ma douce clôture,

et Dieu sait quelle fut depuis ce jour ma vie !

 

Vois cette autre splendeur qui se montre à tes yeux

à ma droite, où paraît venir se refléter

tout l’éclat lumineux de la sphère où nous sommes :

 

ce que j’ai dit de moi convient pour elle aussi ;

elle était au couvent et d’autres hommes vinrent

l’arracher à l’abri du bandeau consacré.

 

Ayant été rendue au monde de la sorte,

contre son propre gré, contre les bons usages,

son âme malgré tout resta fidèle au voile.

 

Cet éclat est celui de la grande Constance[29]

qui, depuis, du second ouragan de Souabe

engendra la troisième et dernière tourmente. »

 

Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,

elle s’évanouit en chantant un Ave,

comme un corps lourd qui roule au fond d’une eau sans fin.

 

Mon regard la suivit aussi loin que je pus

l’apercevoir encore, et lorsqu’il la perdit,

il revint à l’objet de son plus grand désir,

 

se fixant à nouveau sur Béatrice seule ;

mais elle scintilla tout d’abord dans mes yeux

si fort, que je ne pus en supporter la vue,

 

et je fus moins pressé de la questionner.

 

CHANT IV

 

Choisir entre deux mets également distants

et excitants serait, si le choix était libre,

mourir de faim avant de toucher à l’un d’eux.

 

Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois la peur

de deux loups carnassiers qui s’avancent vers lui ;

ainsi, le chien devrait rester entre deux daims[30]

Dante se posait deux questions également pressantes :

1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire..

 

Si donc je me taisais, c’était bien malgré moi,

suspendu que j’étais au milieu de mes doutes,

et je n’en méritais ni blâme ni louanges.

 

Je me taisais ; pourtant mon désir se montrait

comme peint au visage, avec mes questions,

beaucoup plus vivement que par un vrai discours.

 

Béatrice imita ce que fit Daniel

lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor

que sa rage rendait injustement cruel[31].

 

Elle dit : « Je vois bien qu’un désir te tourmente,

en s’opposant à l’autre, en sorte que ton soin

s’embarrasse en lui-même et ne peut s’exprimer.

 

Si persiste, dis-tu, la bonne intention,

comment la volonté violente des autres

pourrait-elle amoindrir l’éclat de nos mérites ?

 

 

Tu trouves, d’autre part, des raisons de douter

du retour supposé des âmes aux étoiles,

si nous nous en tenons aux dires de Platon[32]

1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire..

 

Voici les questions qui sur ta volonté

pressent également ; et pour cette raison

je traiterai d’abord de la plus venimeuse.

 

Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près,

Moïse et Samuel et celui des deux Jean

que tu préféreras, aussi bien que Marie

 

ne font pas leur séjour dans un ciel différent

de celui des esprits que tu vis tout à l’heure,

et leur être n’aura ni plus ni moins d’années[33]  ;

 

ils embellissent tous la première des sphères,

quoique leur douce vie y coule en sens divers,

selon qu’ils sentent plus ou moins l’esprit divin.

 

Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cet orbe

leur soit prédestiné, mais comme témoignage

de ce céleste état qui se trouve plus haut[34].

 

C’est ainsi qu’il convient de parler à l’esprit

de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de ses sens

ce qu’ensuite il transforme en biens de l’intellect.

 

C’est pourquoi l’Écriture accepta de descendre

jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu

des jambes et des mains, qu’elle entend autrement,

 

et que la sainte Église a fait représenter

Gabriel et Michel sous un aspect humain,

et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.

 

Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,

cela n’est pas d’accord avec ce que tu vois,

admettant qu’il le faut prendre au pied de la lettre.

 

S’il y dit que l’esprit retourne à son étoile,

c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefois détachée,

quand la nature eh fit la forme de son corps.

 

Peut-être sa pensée est-elle différente

de ce que dit sa phrase, et son intention

pourrait bien mériter mieux qu’une raillerie.

 

Si par ce qui retourne à l’étoile il entend

le blâme ou bien l’honneur de sa propre influence,

il se peut que son trait frappe assez près du but.

 

On sait que ce concept mal compris a fait naître

jadis l’égarement de presque tout un monde

qui révérait Mercure et Mars et Jupiter[35].

 

Quant au doute second qui te préoccupait,

il a moins de venin, car sa malignité

ne lui suffirait pas pour t’éloigner de moi.

 

Parfois notre justice, en effet, semble injuste

aux regards des mortels, mais c’est un argument

qui sert la foi plutôt que l’hérésie impie.

 

Et comme il est possible à votre entendement

de pénétrer au cœur de cette vérité,

je vais te contenter au gré de ton désir.

 

Dans toute violence où celui qui la souffre

contre son oppresseur n’a pas fait résistance,

les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,

 

car on n’étouffe pas un vouloir qui résiste,

mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,

même si mille fois l’abat un dur effort.

 

S’il finit par céder, que ce soit plus ou moins,

il suit la violence : et celles-ci[36] l’ont fait,

qui pouvaient retourner au refuge sacré.

 

Car, si leur volonté fût demeurée entière,

telle que l’eut toujours saint Laurent sur le gril,

ou comme Mucius ennemi de sa main,

 

elle les aurait fait revenir, sitôt libres,

par le même chemin qu’on les forçait à prendre ;

mais on ne trouve plus de telles volontés.

 

Si tu pénètres donc le sens de mon discours,

il devrait te suffire à supprimer l’erreur

qui pouvait, malgré tout, t’inquiéter souvent.

 

Mais voici maintenant qu’un écueil différent

se présente à l’esprit, et tel que, par toi-même,

tu te fatiguerais avant de l’éviter.

 

J’ai mis dans ton esprit comme une certitude

qu’une âme bienheureuse est du suprême Vrai

la voisine éternelle, et ne saurait mentir ;

 

mais tu viens d’écouter Piccarda qui disait

que Constance a toujours gardé l’amour du voile :

il semble qu’en cela nous nous contredisons[37].

 

Frère, il est arrivé souvent dans le passé

que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi,

des choses qu’autrement on ne voudrait pas faire :

 

témoin cet Alcméon qui, prié par son père

de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,

devenant criminel pour être obéissant[38].

 

Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes

comment, la volonté se pliant à la force,

l’offense qui s’ensuit devient impardonnable.

 

Le vouloir absolu n’admet pas le péché ;

et s’il a transigé, c’est parce qu’il craignait

que son abstention n’augmente son malheur.

 

Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de la sorte,

elle se référait au vouloir absolu,

moi, je pensais à l’autre[39], et les deux disions vrai. »

 

Tels étaient lors les flots de la sainte rivière

qui jaillissaient du puits d’où sourd la vérité,

apaisant à la fois l’un et l’autre désir.

 

« Vous, du premier amant l’amour, lui répondis-je,

dont le discours m’inonde et réchauffe mon cœur,

si bien qu’il me ranime un peu plus chaque fois,

 

toute ma gratitude est trop insuffisante

pour rendre aux grâces grâce : ainsi donc, que Celui

qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi.

 

Oui, j’ai bien remarqué que notre intelligence

n’est jamais satisfaite, en l’absence du vrai

hors duquel on ne trouve aucune vérité.

 

Elle y va reposer comme la bête au gîte

dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peut l’atteindre,

sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain.

 

Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître

le doute au pied du vrai ; la nature elle-même

monte de butte en butte et nous mène au sommet.

 

Et c’est ce qui m’engage et ce qui me rassure

pour demander, ma dame, avec tout le respect,

une autre vérité qui demeure confuse.

 

J’aimerais bien savoir si l’on peut satisfaire

aux vœux abandonnés, au moyen d’autres biens

qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances. »

 

Béatrice posa sur moi ses yeux remplis

d’étincelles d’amour, d’un regard si divin

que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir

 

et, baissant le regard, je faillis défaillir.