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Flora Tristan

PÉRÉGRINATIONS D’UNE PARIA (Tome 1)

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Aux Péruviens

Péruviens,

J’ai cru qu’il pourrait résulter quelque bien pour vous de ma relation ; c’est pourquoi je vous en fais hommage. Vous serez surpris, sans doute, qu’une personne qui fait si rarement usage d’épithètes laudatives en parlant de vous ait songé à vous dédier son ouvrage. Il en est des peuples comme des individus ; moins ils sont avancés et plus susceptible est leur amour-propre. Ceux d’entre vous qui liront ma relation en prendront d’abord de l’animosité contre moi, et ce ne sera que par un effort de philosophie que quelques uns me rendront justice. Le blâme qui porte à faux est chose vaine ; fondé, il irrite ; et, conséquemment, est une des plus grandes preuves de l’amitié. J’ai vécu parmi vous un accueil tellement bienveillant, qu’il faudrait que je fusse un monstre d’ingratitude pour nourrir contre le Pérou des sentiments hostiles. Il n’est personne qui désire plus sincèrement que je le fais votre prospérité actuelle, vos progrès à venir. Ce vœu de mon cœur domine ma pensée, et, voyant que vous faisiez fausse route, que vous ne songiez pas, avant tout, à harmoniser vos mœurs avec l’organisation politique que vous avez adoptée, j’ai eu le courage de le dire, au risque de froisser votre orgueil national.

J’ai dit, après l’avoir reconnu, qu’au Pérou, la haute classe est profondément corrompue, que son égoïsme la porte, pour satisfaire sa cupidité, son amour du pouvoir et ses autres passions, aux tentatives les plus anti-sociales ; j’ai dit aussi que l’abrutissement du peuple est extrême dans toutes les races dont il se compose. Ces deux situations ont toujours, chez toutes les nations, réagi l’une sur l’autre. L’abrutissement du peuple fait naître l’immoralité dans les hautes classes, et cette immoralité se propage et arrive, avec toute la puissance acquise dans sa course, aux derniers échelons de la hiérarchie sociale. Lorsque l’universalité des individus saura lire et écrire, lorsque les feuilles publiques pénétreront jusque dans la hutte de l’Indien, alors rencontrant dans le peuple des juges dont vous redouterez la censure, dont vous rechercherez les suffrages, vous acquerrez les vertus qui vous manquent. Alors le clergé, pour conserver son influence sur ce peuple, reconnaîtra que les moyens dont il use actuellement ne lui peuvent plus servir : les processions burlesques et tous les oripeaux du paganisme seront remplacés par d’instructives prédications ; car, après que la presse aura éveillé la raison des masses, ce sera à cette nouvelle faculté qu’il faudra s’adresser, si l’on veut être écouté. Instruisez donc le peuple, c’est par là que vous devez commencer pour entrer dans la voie de la prospérité ; établissez des écoles jusque dans le plus humble des villages, c’est actuellement la chose urgente ; employez-y toutes vos ressources ; consacrez-y les biens des couvents, vous ne sauriez leur donner une plus religieuse destination. Prenez des mesures pour faciliter les apprentissages ; l’homme qui a un métier n’est plus un prolétaire : à moins que des calamités publiques ne le frappent, il n’a jamais besoin d’avoir recours à la charité de ses concitoyens ; il conserve ainsi cette indépendance de caractère si nécessaire à développer chez un peuple libre. L’avenir est pour l’Amérique ; les préjugés ne sauraient y avoir la même adhérence que dans notre vieille Europe : les populations ne sont pas assez homogènes pour que cet obstacle retarde le progrès. Dès que le travail cessera d’être considéré comme le partage de l’esclave et des classes infimes de la population, tous s’en feront un jour un mérite, et l’oisiveté, loin d’être un titre à la considération, ne sera plus envisagée que comme le délit du rebut de la société.

 

Le Pérou était, de toute l’Amérique, le pays le plus avancé en civilisation, lors de sa découverte par les Espagnols ; cette circonstance doit faire présumer favorablement des dispositions natives de ses habitants et des ressources qu’il offre. Puisse un gouvernement progressif, appelant à son aide les arts de l’Asie et de l’Europe, faire reprendre aux Péruviens ce rang parmi les nations du Nouveau-Monde ! C’est le souhait bien sincère que je forme.

Votre compatriote et amie,

Flora Tristan

Paris, Août 1836.

 

Car, je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous serait impossible.

Le CHRIST.

Saint Matthieu, XII, 17.

Dieu n’a rien fait en vain ; les méchants mêmes entrent dans l’ordre de sa providence : tout est coordonné et tout progresse vers un but. Les hommes sont nécessaires à la terre qu’ils habitent, vivent de sa vie, et, comme faisant partie de cette agrégation, chacun d’eux a une mission à laquelle la Providence l’a appelé. Nous éprouvons d’inutiles regrets, nous sommes assiégés par d’impuissants désirs, pour avoir méconnu cette mission, et notre vie est tourmentée jusqu’à ce qu’enfin nous y soyons ramenés. De même, dans l’ordre physique, les maladies proviennent de la fausse appréciation des besoins de l’organisme dans la satisfaction de ses exigences. Nous découvrirons donc les règles à suivre pour arriver dans ce monde à la plus grande somme de bonheur par l’étude de notre être moral et physique, de notre âme et de l’organisation du corps auquel elle a été appelée à commander. Les enseignements ne nous manquent pas pour l’une et l’autre étude : la douleur, cette rude maîtresse d’école, nous les prodigue sans cesse ; mais il n’a été donné à l’homme de progresser qu’avec lenteur. Cependant, si nous comparions les maux auxquels les peuplades sauvages sont en proie à ceux qui existent encore chez les peuples les plus avancés en civilisation, les jouissances des premières à celles des seconds, nous serions étonnés de l’immense distance qui sépare ces deux phases extrêmes d’agrégations humaines. Mais il n’est pas nécessaire, pour constater le progrès, de comparer entre eux deux états de sociabilité aussi éloignés l’un de l’autre. Le progrès graduel de siècle en siècle est facile à vérifier par les documents historiques qui nous représentent l’état social des peuples dans les temps antérieurs. Pour le nier, il faut ne pas vouloir voir, et l’athée, afin d’être conséquent avec lui-même, est seul intéressé à le faire.

Nous concourons tous, même à notre insu, au développement progressif de notre espèce : mais, dans chaque siècle, dans chaque phase de sociabilité, nous voyons des hommes qui se détachent de la foule, et marchent en éclaireurs en avant de leurs contemporains ; agents spéciaux de la Providence, ils tracent la voie dans laquelle, après eux, l’humanité s’engage. Ces hommes sont plus ou moins nombreux, exercent sur leurs contemporains une influence plus ou moins grande, en raison du degré de civilisation auquel la société est parvenue. Le plus haut point de civilisation sera celui où chacun aura conscience de ses facultés intellectuelles, et les développera sciemment dans l’intérêt de ses semblables, qu’il ne verra pas différent du sien.

Si l’appréciation de nous-mêmes est le préalable nécessaire au développement de nos facultés intellectuelles ; si le progrès individuel est proportionné au développement et à l’application que reçoivent ces mêmes facultés, il est incontestable que les ouvrages les plus utiles aux hommes sont ceux qui les aident dans l’étude d’eux-mêmes, en leur faisant voir l’individu dans les diverses positions de l’existence sociale. Les faits seuls ne sont pas suffisants pour faire connaître l’homme. Si le degré de son avancement intellectuel ne nous est représenté ; si les passions qui ont été ses mobiles ne nous sont montrées, les faits ne nous arrivent alors que comme autant d’énigmes dont la philosophie essaie avec plus ou moins de bonheur de donner le mot.

La plupart des auteurs de mémoires contenant des révélations n’ont voulu qu’ils parussent que lorsque la tombe les aurait mis à couvert de la responsabilité de leurs actes et paroles, soit qu’ils fussent retenus par susceptibilité d’amour-propre en parlant d’eux-mêmes, ou par la crainte de se faire des ennemis en parlant d’autrui ; soit qu’ils redoutassent les récriminations ou les démentis.

En agissant ainsi, ils ont infirmé leur témoignage, auquel fois n’est ajoutée que lorsque les auteurs de l’époque le confirment. On ne peut guère supposer non plus que le perfectionnement ait été l’objet dominant de leurs pensées. On voit qu’ils ont voulu faire parler d’eux, en fournissant pâture à la curiosité, apparaître aux yeux de la postérité autres qu’ils n’étaient à ceux de leurs contemporains, et qu’ils ont écrit dans un but personnel. Des dépositions reçues par une génération qui n’y est plus intéressée peuvent bien lui offrir la peinture des mœurs de ses ancêtres, mais ne sauraient avoir qu’une faible influence sur les siennes. En effet, c’est en général l’opinion de nos contemporains qui nous sert de frein, et non celle que pourra concevoir de nous la postérité ; les âmes d’élite seules ambitionnent ses suffrages ; les masses y sont indifférentes.

De nos jours, les coryphées font en sorte que leurs révélations testamentaires soient publiées immédiatement après leur mort. C’est alors qu’ils veulent que leur ombre arrache bravement le masque à ceux qui les ont précédés dans la tombe et à quelques uns de leurs survivants que la vieillesse a mis hors de scène. Ainsi ont fait les Rousseau, les Fouché, les Grégoire, les Lafayette, etc… ; ainsi feront les Talleyrand, les Chateaubriand, les Béranger, etc… La publication de mémoires, faite en même temps que la notice nécrologique ou l’oraison funèbre, offre sans doute plus d’intérêt que si, comme ceux du duc de Saint-Simon, ils ne paraissent qu’un siècle après la mort des auteurs ; mais leur action répressive est presque nulle : ce sont des rameaux d’un arbre abattu, les fruits ne succèdent pas au parfum de leurs fleurs, le sol ne les fera plus reverdir.

L’intérêt qui s’attache aux grands événements porte généralement les écrivains à représenter les hommes au milieu de ces grands événements, et leur fait négliger de nous les montrer dans leur intérieur. Les auteurs de mémoires ne sont pas même toujours exempts de ce défaut, quoique, bien mieux que les historiens proprement dits, ils nous fassent connaître les personnes dont ils parlent et les mœurs de leur temps : mais la plupart de ces écrivains ont pris les grands de l’ordre social pour texte de leurs écrits, et nous ont rarement dépeint les hommes des diverses professions dont les sociétés humaines se composent. Le duc de Saint-Simon nous fait bien voir les courtisans et leurs intrigues ; mais les mœurs du bourgeois de Paris ou de quelque autre partie de la France, il n’y songe même pas. Le caractère moral d’un homme du peuple ne présentait aux yeux d’un grand seigneur d’alors aucun intérêt. Cependant la valeur d’un individu n’est pas dans l’importance des fonctions dont il est pourvu, le rang qu’il occupe, les richesses qu’il possède. Sa valeur, aux yeux de Dieu, est proportionnée à son degré d’utilité dans ses rapports avec l’espèce entière, et c’est à cette échelle que désormais la morale devra mesurer l’éloge ou le blâme. Du temps du duc de Saint-Simon, on était encore bien loin de connaître cette mesure des actions humaines. C’est l’homme qui a lutté contre l’adversité, qui, dans l’infortune, s’est trouvé aux prises avec la puissance de rang ou de richesse, dont les mémoires, si une croyance religieuse le mettait au dessus de toute crainte, feraient connaître les hommes tels qu’ils sont, et les apprécieraient d’après leur valeur réelle. Celui qui voit dans tout être humain son semblable, qui souffre de ses peines et jouit de ses joies, celui-là doit écrire des mémoires, lorsqu’il s’est trouvé en situation de recueillir des observations, et ces mémoires feront connaître les hommes sans acception de rangs, tels que l’époque et le pays les présentent.

S’il ne s’agissait que de rapporter des faits, les yeux suffiraient pour les voir ; mais, pour apprécier l’intelligence et les passions de l’homme, l’instruction n’est pas seule nécessaire, il faut encore avoir souffert et beaucoup souffert ; car il n’y a que l’infortune qui puisse nous apprendre à connaître au juste ce que nous valons et ce que valent les autres. Il faut, de plus, avoir beaucoup vu, afin que, dépouillés de tout préjugé, nous considérions l’humanité d’un autre point de vue que de notre clocher : il faut enfin avoir dans le cœur la foi du martyr. Si l’expression pour l’opinion d’autrui ; si la voix de la conscience est étouffée par la crainte de se faire des ennemis ou par d’autres considérations individuelles, on manque à sa mission, on renie Dieu.

On demandera peut-être si les actions des hommes, au moment où elles viennent d’être commises, sont toujours utiles à publier. Oui, répondrai-je, toutes celles qui nuisent, toutes celles provenant d’un abus d’une supériorité quelconque soit de force ou d’autorité, soit d’intelligence ou de position, qui blesse autrui dans l’indépendance que Dieu a départie sans distinction à toutes les créatures, fortes ou faibles. Mais si l’esclavage existe dans la société, s’il se trouve des ilotes dans son sein, si les lois ne sont pas égales pour tous, si des préjugés religieux ou autres reconnaissent une classe de PARIAS, oh ! alors, le même dévouement qui nous porte à signaler l’oppresseur au mépris doit nous faire jeter un voile sur la conduite de l’opprimé qui cherche à échapper au joug. Existe-t-il une action plus odieuse que celle de ces hommes qui, dans les forêts de l’Amérique, vont à la chasse des nègres fugitifs pour les ramener sous le fouet du maître ! La servitude est abolie, dira-t-on, dans l’Europe civilisée. On n’y tient plus, il est vrai, marché d’esclaves en place publique ; mais dans les pays les plus avancés, il n’en est pas un où des classes nombreuses d’individus n’aient à souffrir d’une oppression légale. Les paysans en Russie, les juifs à Rome, les matelots en Angleterre, les femmes partout ; oui, partout où la cessation du consentement mutuel, nécessaire à la formation du mariage, n’est pas suffisante pour le rompre, la femme est en servitude. Le divorce obtenu sur la volonté exprimée d’une des parties peut seul complètement l’affranchir, la mettre de niveau avec l’homme, au moins pour les droits civils. Ainsi donc, tant que le sexe faible, assujetti au plus fort, se trouvera contraint, dans les affections les moins contraignables de notre nature, tant qu’il n’y aura pas de réciprocité entre les deux sexes ; publier les amours des femmes, c’est les exposer à l’oppression. De la part d’un homme, c’est l’action d’un lâche, puisque, à cet égard, il jouit de toute son indépendance.

On a observé que le degré de civilisation auquel les diverses sociétés humaines sont parvenues a toujours été proportionné au degré d’indépendance dont y ont joui les femmes. Des écrivains, dans la voie du progrès, convaincus de l’influence civilisatrice de la femme, et la voyant partout régie par des codes exceptionnels, ont voulu révéler au monde les effets de cet état de choses : dans ce but, ils ont, depuis près de dix ans, fait divers appels aux femmes pour les engager à publier leurs douleurs et leurs besoins, les maux résultants de leur sujétion, et ce qu’on devrait espérer de l’égalité entre les deux sexes. Pas une encore, que je sache, n’a répondu à ces appels. Les préjugés qui règnent au milieu de la société semblent avoir glacé leur courage ; et tandis que les tribunaux retentissent des demandes adressées par des femmes, afin d’obtenir soit des pensions alimentaires de leurs maris, soit leur séparation, pas une n’ose élever la voix contre un ordre social qui, les laissant sans profession, les tient dans la dépendance, en même temps qu’il rive leurs fers par l’indissolubilité du mariage. Je me trompe : un écrivain qui s’est illustré, dès son début, par l’élévation de la pensée, la dignité et la pureté du style, en prenant la forme du roman pour faire ressortir le malheur de la position que nos lois ont faite à la femme, a mis tant de vérité dans sa peinture, que ses propres infortunes en ont été pressenties par le lecteur. Mais cet écrivain, qui est une femme, non contente du voile dont elle s’était cachée dans ses écrits, les a signés d’un nom d’homme. Quels retentissements peuvent avoir des plaintes que des fictions enveloppent ? Quelle influence pourraient-elles exercer lorsque les faits qui les motivent se dépouillent de leur réalité ? Les fictions plaisent, occupent un instant la pensée, mais ne sont jamais les mobiles des actions des hommes. L’imagination est blasée, les déceptions l’ont rendue défiante d’elle-même, et ce n’est plus qu’avec de palpables vérités, d’irrécusables faits, qu’on peut espérer d’agir sur l’opinion. Que les femmes dont la vie a été tourmentée par de grandes infortunes fassent parler leurs douleurs ; qu’elles exposent les malheurs qu’elles ont éprouvés par suite de la position que les lois leur ont faite et des préjugés dont elles sont enchaînées ; mais surtout qu’elles nomment… Qui, mieux qu’elles, serait à portée de dévoiler des iniquités qui se dérobent dans l’ombre au mépris public ?… Que tout individu enfin, qui a vu et souffert, qui a eu à lutter avec les personnes et les choses, se fasse un devoir de raconter dans toute leur vérité les événements dans lesquels il a été acteur ou témoin, et nomme ceux dont il a à se plaindre ou à faire l’éloge ; car, je le répète, la réforme ne peut s’opérer, et il n’y aura de probité et de franchise dans les relations sociales que par l’effet de semblables révélations.

Dans le cours de ma narration, je parle souvent de moi. Je me peins dans mes souffrances, mes pensées, mes affections : toutes résultent de l’organisation que Dieu m’a donnée, de l’éducation que j’ai reçue et de la position que les lois et les préjugés m’ont faite. Rien ne se ressemble complètement, et il y a sans doute des différences entre toutes les créatures d’une même espèce, d’un même sexe ; mais il y a aussi des ressemblances physiques et morales sur lesquelles les usages et les lois agissent de même et produisent des effets analogues. Beaucoup des femmes vivent séparées de fait d’avec leurs maris, dans les pays où le catholicisme de Rome a fait repousser le divorce(1). Ce n’est donc pas sur moi personnellement que j’ai voulu attirer l’attention, mais bien sur toutes les femmes qui se trouvent dans la même position, et dont le nombre augmente journellement. Elles éprouvent des tribulations, des souffrances de même nature que les miennes, sont préoccupées du même ordre d’idées et ressentent les mêmes affections.

Les besoins de la vie occupent également l’un et l’autre sexe ; mais tous les deux ne sont pas affectés au même degré par l’amour. Dans l’enfance des sociétés, le soin de sa défense absorbe l’attention de l’homme ; à une époque plus avancée de civilisation, celui de faire sa fortune : mais, dans toutes les phases sociales, l’amour est, pour la femme, la passion pivotale de toutes ses pensées, et le mobile de tous ses actes. Qu’on ne s’étonne donc point de la place que je lui donne dans ce livre. J’en parle d’après mes propres impressions et ce que j’en ai observé. Dans un autre ouvrage, entrant plus avant dans la question, je présenterai le tableau des maux qui résultent de son esclavage et de l’influence qu’il acquerrait par son affranchissement.

Tout écrivain doit être vrai : s’il ne se sent pas le courage de l’être, il doit renoncer au sacerdoce qu’il assume d’instruire ses semblables. L’utilité de ses écrits résultera des vérités qu’ils contiendront, et, laissant aux méditations de la philosophie la découverte des vérités générales, je n’entends parler ici que du vrai dans le récit des actions humaines. Cette vérité-là est à la portée de tous, et si la connaissance des actions des hommes des divers degrés d’avancement intellectuel, et dans les innombrables circonstances de l’existence à la connaissance du cœur humain et à l’étude de soi-même, la publicité donnée aux actions des hommes vivants est le meilleur frein qu’on puisse imposer à la perversité, et la plus belle récompense à offrir à la vertu. Ce serait étrangement méconnaître la grande utilité morale de la publicité que de vouloir la restreindre aux actes des fonctionnaires de l’État. Les mœurs exerçant une influence constante sur l’organisation sociale, il est évident que le but de la publicité serait manqué, si les actions privées en étaient affranchies. Il n’en est aucune qu’il peut être utile d’y soustraire ; pas une n’est indifférente ; toutes accélèrent ou retardent le mouvement progressif de la société. Si l’on réfléchit au grand nombre d’iniquités qui se commettent chaque jour, et que les lois ne sauraient atteindre, on se convaincra de l’immense amélioration dans les mœurs qui résulterait de la publicité donnée aux actions privées. Il n’y aurait plus alors d’hypocrisie possible, et la déloyauté, la perfidie, la trahison n’usurperaient pas sans cesse, par des dehors trompeurs, la récompense de la vertu : il y aurait de la vérité dans les mœurs, et la franchise deviendrait de l’habileté.

Mais où se rencontrera-t-il ? sera-t-on porté à se demander des êtres de foi et d’intelligence dont le dévouement intrépide consente à braver les récriminations, les haines et les vengeances, à exposer au grand jour et les iniquités cachées et les noms de leurs auteurs ? Pour publier des actions pour lesquelles on ne serait pas individuellement intéressé et commises par des personnes vivantes, habitant le même pays, la même ville, se trouvera-t-il des gens qui, renonçant à tout intérêt mondain, embrassent la vie du martyr ? Il s’en trouvera tous les jours davantage, répondrai-je avec la foi que j’ai dans le cœur. La religion du progrès aura ses martyrs, comme toutes les autres ont eu les leurs, et les hommes ne manqueront pas à l’œuvre de Dieu. Oui, je le répète, j’ai conscience qu’il se trouvera des êtres assez religieux pour comprendre la pensée qui me guide, et j’ai conscience aussi que mon exemple aura des imitateurs. Le règne de Dieu arrive : nous entrons dans une ère de vérité ; rien de ce qui entrave le progrès ne saurait subsister ; et les mœurs et la morale publique s’y approprieront. L’opinion, cette reine du monde, a produit d’immenses améliorations : avec les moyens de s’éclairer qui augmentent tous les jours, elle en produira de bien plus grands encore : après avoir renouvelé l’organisation sociale, elle renouvellera l’état moral des peuples.

En entrant dans la route nouvelle que je viens de tracer, je remplis la mission qui m’a été donnée, j’obéis à ma conscience. Des haines pourront se soulever contre moi ; mais, être de foi avant tout, aucune considération ne pourra m’empêcher de dire la vérité sur les personnes et les choses. Je vais raconter deux années de ma vie : j’aurai le courage de dire tout ce que j’ai souffert. Je nommerai les individus appartenant à diverses classes de la société, avec lesquels les circonstances m’ont mise en rapport : tous existent encore ; je les ferai connaître par leurs actions et leurs paroles.

AVANT PROPOS

Avant de commencer la narration de mon voyage, je dois faire connaître au lecteur la position dans laquelle je me trouvais lorsque je l’entrepris et les motifs qui me déterminèrent, le placer à mon point de vue, afin de l’associer à mes pensées et à mes impressions.

Ma mère est Française : pendant l’émigration elle épousa en Espagne un Péruvien ; des obstacles s’opposant à leur union, ils se marièrent clandestinement, et ce fut un prêtre français émigré qui fit la cérémonie du mariage dans la maison qu’occupait ma mère. J’avais quatre ans lorsque je perdis mon père à Paris. Il mourut subitement, sans avoir fait régulariser son mariage, et sans avoir songé à y suppléer par des dispositions testamentaires. Ma mère n’avait que peu de ressources pour vivre et nous élever, mon jeune frère et moi ; elle se retira à la campagne, où je vécus jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon frère étant mort, nous revînmes à Paris, où ma mère m’obligea d’épouser un homme(2) que je ne pouvais ni aimer ni estimer. À cette union je dois tous les maux ; mais, comme depuis ma mère n’a cessé de m’en montrer le plus vif chagrin, je lui ai pardonné, et, dans le cours de cette narration, je m’abstiendrai de parler d’elle. J’avais vingt ans lorsque je me séparai de cet homme : il y en avait six, en 1833, que durait cette séparation, et quatre seulement que j’étais entrée en correspondance avec ma famille du Pérou.

J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps. L’incompatibilité et mille autres motifs graves que la loi n’admet pas rendent nécessaire la séparation des époux ; mais la perversité, ne supposant pas à la femme des motifs qu’elle puisse avouer, la poursuit de ses infâmes calomnies. Excepté un petit nombre d’amis, personne ne l’en croit sur son dire, et, mise en dehors de tout par la malveillance, elle n’est plus, dans cette société qui se vante de sa civilisation, qu’une malheureuse Paria, à laquelle on croit faire grâce lorsqu’on ne lui fait pas d’injure.

En me séparant de mon mari, j’avais abandonné son nom et repris celui de mon père. Bien accueillie partout, comme veuve et comme demoiselle, j’étais toujours repoussée lorsque la vérité venait à se découvrir. Jeune, jolie et paraissant jouir d’une ombre d’indépendance, c’étaient des causes suffisantes pour envenimer les propos et me faire exclure d’une société qui gémit sous le poids des fers qu’elle s’est forgés, et ne pardonne à aucun de ses membres de chercher à s’en affranchir.

La présence de mes enfants m’empêchait de me faire passer pour demoiselle, et presque toujours je me suis présentée comme veuve ; mais, demeurant dans la même ville que mon mari et mes anciennes connaissances, il m’était bien difficile de soutenir un rôle dont une foule de circonstances pouvaient me faire sortir. Ce rôle me mettait fréquemment dans de fausses positions, jetait sur ma personne un voile d’ambiguïté et m’attirait sans cesse les plus graves désagréments. Ma vie était un supplice de tous les instants. Sensible et fière à l’excès, j’étais continuellement froissée dans mes sentiments, blessée et irritée dans la dignité de mon être. Si ce n’eût été l’amour que je portais à mes enfants, à ma fille surtout, dont le sort à venir, comme femme, excitait trop vivement ma sollicitude pour ne pas rester auprès d’elle, afin de la protéger et la secourir ; sans ce devoir sacré dont mon cœur était profondément pénétré, que Dieu me le pardonne ! et que ceux qui régissent notre pays frémissent ! je me serais tuée… Je vois, à cet aveu, le sourire d’indifférence de l’égoïsme qui ne sent pas, dans son ineptie, la corrélation existante entre tous les individus d’une même agrégation ; comme si la santé du corps social, dont plusieurs membres sont portés au suicide par le désespoir, n’offrait aucun sujet d’appréhension. J’avais écrit, en 1829, à ma famille du Pérou, dans le dessein à demi formé d’aller me réfugier auprès d’elle, et la réponse que j’en reçus m’aurait engagée à réaliser immédiatement ce projet, si je n’en avais été empêchée par la réflexion désespérante qu’eux aussi allaient repousser une esclave fugitive, parce que, quelque méprisable que fût l’être dont elle portait le joug, son devoir était de mourir à la peine, plutôt que de briser des fers rivés par la loi.

Les persécutions de M. Chazal m’avaient, à plusieurs reprises, contrainte de fuir de Paris : lorsque mon fils eut atteint sa huitième année, il insista pour l’avoir, et m’offrit le repos à cette condition. Lasse d’une lutte aussi prolongée et n’y pouvant plus tenir, je consentis à lui remettre mon fils en versant des larmes sur l’avenir de cet enfant ; mais quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis cet arrangement, que cet homme recommença à me tourmenter, et voulut aussi m’enlever ma fille, parce qu’il s’était aperçu que j’étais heureuse de l’avoir auprès de moi. Dans cette circonstance, je fus encore obligée de m’éloigner de Paris : ce fut pour la sixième fois que, pour me soustraire à des poursuites incessantes, je quittai la seule ville au monde qui m’ait jamais plu. Pendant plus de six mois, cachée sous un nom supposé, je fus errante avec ma pauvre petite fille. À cette époque, la duchesse de Berri parcourait la Vendée : trois fois on m’arrêta ; mes yeux et mes longs cheveux noirs, qui ne pouvaient être dans le signalement de la duchesse, me servirent de passeport et me sauvèrent de toute méprise. La douleur, jointe aux fatigues, épuisa mes forces ; arrivée à Angoulême, je tombai dangereusement malade.

Dieu me fit rencontrer dans cette ville un ange de vertu qui me donna la possibilité d’exécuter le projet que, depuis deux ans, je méditais, et que m’empêchait de réaliser mon affection pour ma fille. On m’avait indiqué la pension de mademoiselle de Bourzac comme la meilleure pour y placer mon enfant. Au premier abord, cette excellente personne lut dans la tristesse de mes regards l’intensité de mes douleurs. Elle prit ma fille sans me faire une question et me dit : — Vous pouvez partir sans nulle inquiétude : pendant votre absence je lui servirai de mère, et si le malheur voulait qu’elle ne vous revît jamais, elle resterait avec nous. Lorsque j’eus acquis la certitude d’être remplacée auprès de ma fille, je résolus d’aller au Pérou prendre refuge au sein de ma famille paternelle, dans l’espoir de trouver là une position qui me fît rentrer dans la société.

Vers la fin de janvier 1833, je me rendis à Bordeaux et me présentai chez M. de Goyenèche, avec lequel j’étais en correspondance. M. de Goyenèche (Mariano) est cousin de mon père ; nés tous deux à Aréquipa, une amitié d’enfance les avait liés d’une manière intime. À ma vue, M. de Goyenèche fut frappé de l’extrême ressemblance de mes traits avec ceux de mon père ; ils lui rappelaient son ancien ami, et à ce souvenir se rattachaient pour lui ceux de sa jeunesse, de sa famille, enfin de son pays, qu’il regrette sans cesse. Il reporta aussitôt sur moi une partie de l’affection qu’il avait eue pour son cousin, et ce vieillard, dont les manières sont nobles, me reçut avec des égards qui montraient combien il me distinguait ; il me présenta à toute sa société comme sa nièce, et me combla de témoignages de bienveillance. Je reçus de même un très bon accueil de M. Bertera (Philippe), jeune Espagnol qui vit chez M. de Goyenèche et fait les affaires de mon oncle Pio de Tristan. J’annonçai à ces messieurs la détermination que j’avais prise de partir pour le Pérou. Je restai deux mois et demi à Bordeaux, prenant mes repas chez mon parent, et logeant à côté chez une dame qui me louait un appartement garni. J’éprouvai des lenteurs avant de pouvoir partir, et un concours de circonstances fortuites vint encore compliquer ma position. En 1829 j’avais rencontré à Paris, dans un hôtel garni ou j’étais descendue en arrivant de voyage, un capitaine de navire qui venait de Lima. Surpris de la similitude de mon nom avec celui de la famille Tristan, qu’il avait connue au Pérou, ce capitaine me demanda si j’en étais parente : je répondis que non, comme j’avais l’habitude de le faire. J’avais depuis dix ans renié cette famille par des causes que, plus tard, je ferai connaître, et ce fut au hasard de cette rencontre que je dus d’entrer en correspondance avec mes parents du Pérou, de faire mon voyage et tout ce qui s’ensuivit. Après une longue conversation avec M. Chabrié (c’était le nom de ce capitaine), j’écrivis à mon oncle Pio une lettre qui est là pour attester de la noblesse de mes sentiments et de la loyauté de mon caractère, mais qui me perdit en lui révélant l’irrégularité du mariage de mon père. Je passais pour veuve dans l’hôtel et j’avais ma fille avec moi ; ce fut dans cette position que le capitaine Chabrié m’avait connue ; il partit ; moi-même je quittai cette maison peu après l’y avoir rencontré, et, depuis lors, je n’en avais plus entendu parler.

Il n’y avait à Bordeaux, en février 1833, que trois navires en partance pour Valparaiso : le Charles-Adolphe, dont la chambre ne me convenait pas, le Flétès, auquel je dus renoncer, parce que le capitaine ne voulut pas prendre en paiement de mon passage une traite sur mon oncle, et le Mexicain, joli brick neuf que tout le monde me vantait. Je m’étais présentée comme demoiselle à M. de Goyenèche et à toute sa société ; on peut donc imaginer l’effet étourdissant que produisit sur moi le nom du capitaine du Mexicain, lorsque mon parent me dit qu’il se nommait Chabrié ; c’était le même capitaine qu’en 1829 j’avais rencontré à Paris dans l’hôtel garni.

Je fis tout ce que je pus afin d’éviter de partir sur le Mexicain ; mais craignant que ma conduite ne fût trouvée extraordinaire dans la maison de mon parent, où M. Chabrié était fortement recommandé par le capitaine Roux, depuis longtemps en relation d’affaires avec ma famille, je n’osai me refuser à aller visiter le navire.

Je passai deux jours et deux nuits dans une perplexité dont je ne savais comment sortir. Je n’avais vu M. Chabrié que deux ou trois fois, en dînant avec lui à la table d’hôte ; il ne m’avait parlé que du Pérou, et, en l’écoutant, je ne songeais qu’à une famille dont l’abandon m’avait causé de si cuisants chagrins, sans m’occuper le moins du monde de l’homme qui, à son insu, me parlait de mes intérêts les plus chers. Je l’avais entièrement oublié, et je faisais maintenant de pénibles efforts pour me rappeler à quel homme j’allais avoir affaire. J’étais tourmentée par les plus vives inquiétudes : je craignais de manquer mon voyage en le différant, et ce que je ne cessais d’entendre sur le compte des capitaines de navire n’était guère de nature à me rassurer sur le degré de confiance que je devais accorder au capitaine du Mexicain. Je ne pouvais résister davantage aux instances de mon parent que pressait M. Chabrié pour connaître ma détermination, afin de pouvoir disposer, si je ne partais pas sur son navire, de la cabane qu’il m’y destinait. Quand je me suis trouvée dans des positions embarrassantes, je n’ai jamais pris conseil que de mon cœur. J’envoyai chercher M. Chabrié qui, aussitôt qu’il entra, me reconnut et fut surpris. J’étais émue : dès que nous fûmes seuls, je lui tendis la main : — Monsieur, lui dis-je, je ne vous connais pas, cependant je vais vous confier un secret très important pour moi et vous demander un éminent service. — Quelle que soit la nature de ce secret, me répondit-il, je vous donne ma parole, mademoiselle, que votre confiance ne sera pas mal placée ; quant au service que vous attendez de moi, je vous promets de vous le rendre, à moins que la chose ne soit tout à fait impossible. — Oh ! merci, merci, lui dis-je, en lui serrant la main fortement, Dieu vous récompensera du bien que vous me faites. L’expression et l’accent de vérité de M. Chabrié m’avaient de suite convaincue que je pouvais m’en reposer sur lui. Ce que je vous demande, continuai-je, c’est tout simplement d’oublier que vous m’avez connue à Paris sous le nom de dame et avec ma fille ; je vous en expliquerai la raison à bord. Dans deux heures je vais aller visiter votre navire ; je choisirai ma cabane, M. Bertera en réglera le prix avec vous, et, jusqu’au départ, ne parlez de moi que comme si vous m’aviez vue aujourd’hui pour la première fois… M. Chabrié me comprit et me serra la main avec cordialité : nous étions déjà amis. — Du courage ! me dit-il, je vais presser notre départ. Je conçois, dans votre position, tout ce que vous devez souffrir…

Je peux le dire, cette première visite de M. Chabrié est un des plus heureux souvenir qui me soient restés dans le cœur.

Pendant les deux mois et demi que je séjournai à Bordeaux, je fus péniblement affectée par les plus inquiétantes appréhensions. J’avais habité cette ville à deux reprises différentes avec ma fille, avant que je n’eusse pensé à ma famille du Pérou ; et j’y avais connu beaucoup de monde, en sorte que, chaque fois que je sortais, je me sentais exposée à rencontrer une de ces anciennes connaissances venant me demander des nouvelles de ma fille, à moi demoiselle Flora Tristan. J’étais dans une anxiété continuelle ; aussi avec quelle impatience attendais-je le jour où nous devions mettre à la voile.

Il me tardait de sortir de la maison de M. de Goyenèche ; cependant on m’y traitait avec la plus grande distinction, et surtout avec des marques d’affection qui m’eussent rendue bien heureuse si j’avais été dans une position vraie ; mais j’avais trop de fierté pour me complaire dans des égards prodigués à un titre qui n’était pas le mien, et mon cœur, abreuvé de longues souffrances, ne pouvait être accessible aux prestiges du monde et de son luxe. Cette société, organisée pour la douleur, où l’amour est un instrument de torture, n’avait pour moi aucun attrait ; ses plaisirs ne me faisaient aucune illusion, j’en voyais le vide et la réalité du bonheur qu’on leur avait sacrifié ; mon existence avait été brisée, et je n’aspirais plus qu’à une vie tranquille. Le repos était le rêve constant de mon imagination, l’objet de tous mes désirs. Je ne me résolvais qu’à regret à mon voyage au Pérou : je sentais, comme par instinct, qu’il allait attirer de nouveaux malheurs sur ma tête. Quitter mon pays que j’aimais de prédilection ; quitter ma fille qui n’avait que moi pour appui ; exposer ma vie, ma vie qui m’était à charge, parce que je souffrais, parce que je n’en pouvais jouir que furtivement, mais qui m’eût apparu belle et radieuse si j’avais été libre ; enfin, faire tous ces sacrifices, affronter tous ces dangers, parce que j’étais liée à un être vil qui me réclamait comme son esclave ! Oh ! ces réflexions faisaient bondir mon cœur d’indignation ; je maudissais cette organisation sociale qui, en opposition avec la Providence, substitue la chaîne du forçat au lien d’amour et divise la société en serves et en maîtres. À ces mouvements de désespoir, succédait le sentiment de ma faiblesse ; des larmes ruisselaient de mes yeux : je tombais à genoux, et j’implorais Dieu avec ferveur pour qu’il m’aidât à supporter l’oppression. C’était pendant le silence de la nuit qu’assiégée par ces réflexions, l’irritant tableau de mes malheurs passés se déroulait dans ma pensée : le sommeil me fuyait, ou, durant de courts instants seulement, il adoucissait mes peines. Je m’épuisais en vains projets ; je cherchais à pénétrer le caractère de mon parent, M. de Goyenèche : il est religieux, me disais-je, à ne pas manquer un seul jour d’aller à la messe ; ponctuel dans l’accomplissement de tous les devoirs que la religion impose ; Dieu, qu’il fait constamment intervenir dans ses propos, doit être dans ses pensées ; il est riche, et mon parent d’aussi près pourrait-il se refuser à nous prendre moi et ma fille sous sa protection ? Oh non, pensais-je, il ne saurait me repousser ; il est sans enfants ; je suis celle que Dieu lui envoie. Aujourd’hui, ce matin même, je lui confierai tous mes chagrins, lui raconterai le martyre de ma vie et le supplierai de nous garder chez lui, ma pauvre petite fille et moi : serait-ce, hélas ! une charge que nous lui imposerions à lui, vieux garçon, sans famille, regorgeant de tout, habitant seul une immense maison (l’hôtel Schicler) où son ombre se perd et où nos voix amies feraient sans cesse retentir des accents de reconnaissance ?… Mais, le matin, lorsque j’arrivais chez le vieillard, le cœur palpitant d’émotion, dès les premiers mots qu’il m’adressait, j’étais frappée de l’expression riche et avare qui ne pense qu’à lui, se fait le centre de toutes choses, amassant toujours pour un avenir qu’il n’atteindra pas : cette expression de sécheresse me glaçait. Je restais muette, recommandais ma fille à Dieu et désirais ardemment être loin en mer. Je ne fis donc jamais cette tentative, et il est certain, malgré la dévotion de mon parent, qu’elle eût été sans succès : j’en ai eu la preuve depuis mon retour. Le catholicisme de Rome nous laisse avec tous nos penchants, et donne à celui de l’égoïsme la plus grande intensité : il nous détache du monde, mais c’est afin de concentrer toutes nos affections sur l’Église : on y fait profession d’aimer Dieu, et c’est par l’observation des pratiques religieuses, imposées par l’Église, qu’on croit lui prouver son amour ; loin de se croire obligé à secourir ses parents, ses alliés, ses amis, le prochain enfin, on trouve presque toujours des motifs religieux, pris dans la conduite de celui qui réclame des secours, pour les lui refuser ; c’est par des largesses à l’Église, c’est en lui confiant quelques aumônes, qu’on s’imagine assez généralement satisfaire à la charité prêchée par Jésus-Christ.

M. Bertera, bien qu’Espagnol et bon catholique, était venu trop jeune en France, où il avait été élevé pour être imbu des mêmes préjugés religieux que M. de Goyenèche. Cependant je ne le mis pas dans ma confidence, je lui portais une amitié désintéressée, et ne voulus pas le commettre dans le mensonge que je faisais à ma famille. Ce jeune homme, depuis que je le connaissais n’avait cessé de me prodiguer des témoignages d’affection. Je croyais à la sincérité de l’attachement qu’il me manifestait, et je me plaisais à lui montrer ma reconnaissance. Le plaisir que je ressentais à le faire fut un adoucissement aux nombreuses tribulations qui m’assaillirent pendant mon séjour à Bordeaux. Jusqu’alors la plupart des personnes avec lesquelles les circonstances m’avaient mise en rapport ne m’avaient fait que du mal, tandis que M. Bertera éprouvait de la satisfaction à m’être utile : il me confia ses douloureux regrets et ses ennuis. Il avait vu mourir de la même maladie toute sa famille à laquelle il était tendrement attaché : resté seul, il vivait dans l’isolement, au milieu du monde et de son froid égoïsme. La douleur compatit à la douleur, quelque diverses qu’en soient les causes. Dès la première conversation, il s’établit entre nos âmes une intimité mélancolique qui, pieuse dans ses aspirations, ne touchait à la terre par aucun point. J’aimais ce jeune homme de cette sympathie tendre et affectueuse que, dans le malheur, les êtres sensibles ressentent les uns pour les autres. Sa société était à mon âme un doux parfum ; auprès de lui, je respirais plus librement, et l’affreux cauchemar qui continuellement m’oppressait pesait moins lourdement sur ma poitrine. J’aimais à sortir avec lui, et, presque tous les soirs, nous allions faire de longues promenades pendant que mon vieux parent faisait la sieste. De son côté, M. Bertera recherchait avec empressement toutes les occasions de m’être agréable ; son affection pour moi se montrait dans les plus petites choses.

Je n’ai de ma vie balancé un instant à sacrifier une jouissance personnelle au plaisir plus vif pour moi de contribuer à rendre heureux ou à garantir de peine ceux que j’aimais réellement. La sincérité de l’affection que me portait M. Bertera me donnait la conviction qu’il aurait ressenti ma douleur si je lui avais confié le secret de ma cruelle position, et l’impossibilité de la changer eût encore augmenté sa peine. Ensuite la fausse position dans laquelle me mettait le mensonge que m’imposaient les préjugés de la société m’était trop pénible pour consentir à faire supporter à un homme que j’aimais et auquel j’avais tant d’obligations une portion quelconque des conséquences que pouvait avoir ce mensonge. Je retins mon secret ; j’eus le courage de me taire quand j’étais sûre de rencontrer dans le cœur de ce jeune homme une vive sympathie pour mes malheurs. Je fis ce sacrifice à l’amitié que je lui avais jurée, et de Dieu seul j’en attends la récompense.

Je partis, recommandant ma fille à mademoiselle de Bourzac et au seul ami que j’eusse ; tous deux me promirent de l’aimer comme leur enfant, et j’emportai la douce et pure satisfaction de ne laisser aucun pénible souvenir après moi.

I

LE MEXICAIN

Le 7 avril 1833, jour anniversaire de ma naissance, fut celui de notre départ. J’éprouvais une telle agitation à l’approche de ce moment, que, depuis trois nuits, je ne pouvais goûter une heure de sommeil. J’avais le corps brisé : je me levai toutefois avec le jour, afin d’avoir le temps de terminer tous mes préparatifs. Cette occupation calma l’émotion fébrile que me causait ma pensée. À sept heures, M. Bertera vint me chercher en fiacre ; nous nous rendîmes, avec le reste de mes effets, au bateau à vapeur. De quelle foule de réflexions ne fus-je pas agitée pendant le court trajet de chez moi au port ? Le bruit croissant des rues annonçait le retour à la vie active ; je tenais la tête hors de la portière, avide de voir encore cette belle ville où, dans d’autres temps, j’avais passé des jours si calmes. Le souffle tiède de la brise arrivait sur mon visage ; je sentais une surabondance de vie, tandis que la douleur, le désespoir étaient dans mon âme : je ressemblais au patient qu’on mène à la mort ; j’enviais le sort de ces femmes qui venaient de la campagne vendre en ville leur lait, de ces ouvriers qui se rendaient au travail : témoin moi-même de mon convoi funèbre, je voyais peut-être pour la dernière fois cette population laborieuse. Nous passâmes devant le jardin public ; je dis adieu à ses beaux arbres. Avec quel sentiment de regret ne me rappelais-je pas mes promenades sous leur ombrage. Je n’osais regarder M. Bertera, tant je craignais qu’il ne lût dans mes yeux l’atroce douleur à laquelle j’étais en proie. Parvenue au bateau à vapeur, la vue de toutes ces personnes rassemblées, venues pour dire adieu à leurs amis, ou qui se rendaient gaîment dans les campagnes environnantes, augmenta mon émotion. Le moment fatal était arrivé : mon cœur battait si fort, que je doutai un instant de pouvoir me soutenir. Dieu seul peut apprécier la force qu’il me fallut appeler à mon aide, afin de résister à l’impétueux désir qui me poussait à dire à M. Bertera : « Au nom du ciel, sauvez-moi ! Oh ! Par pitié, emmenez-moi d’ici ! « Dix fois, pendant ce moment d’attente, je fis un mouvement pour prendre M. Bertera par la main, en lui adressant cette prière ; mais la présence de tout ce monde me rappelait comme un spectre horrible la société qui m’avait rejetée de son sein. À ce souvenir, ma langue resta glacée, une sueur froide me couvrit le corps, et usant du peu de forces qui me restaient, je demandai à Dieu, avec ferveur, la mort, la mort, comme le seul remède à mes maux.

Le signal du départ fut donné : les personnes qui étaient venues accompagner leurs amis se retirèrent. Le bateau fit un mouvement et s’éloigna : je restai seule dans la chambre où j’étais descendue ; tous les passagers se tenaient sur le pont, faisant à leurs connaissances les derniers signes d’adieu. Tout à coup l’indignation me rendit mes forces, et, m’élançant à une des fenêtres, je m’écriai d’une voix étouffée :