Hippolyte Taine

Du suffrage universel et de la manière de voter

Publié par Good Press, 2022
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EAN 4064066076863

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII

I

Table des matières

Il est très-probable que le suffrage universel sera maintenu.—Sans doute, nous n'en avons pas fait trop bon usage; nos gouvernements l'ont manié comme un cheval robuste et aveugle; selon le côté où on le tirait, il a donné à droite ou à gauche; aujourd'hui il semble qu'il refuse de marcher[1]. Néanmoins, je ne crois pas qu'on puisse ni qu'on veuille s'en défaire.—La première raison, c'est qu'il est employé depuis vingt-trois ans; or quand une habitude est déjà vieille d'un quart de siècle, elle est puissante.—En outre, l'opinion libérale, ou, du moins, l'opinion populaire est pour lui; c'est pourquoi beaucoup de gens qui ne l'aiment guère consentiront à le garder pour ne pas retirer au gouvernement nouveau les sympathies de la multitude.—Une troisième raison plus forte, c'est qu'il paraît conforme à l'équité. Que je porte une blouse ou un habit, que je sois capitaliste ou manœuvre, personne n'a droit de disposer, sans mon consentement, de mon argent ou de ma vie. Pour que cinq cents personnes réunies dans une salle puissent justement taxer mon bien, ou m'envoyer à la frontière, il faut que, tacitement ou expressément, je les y autorise; or la façon la plus naturelle de les autoriser est de les élire. Il est donc raisonnable qu'un paysan, un ouvrier, vote tout comme un bourgeois ou un noble; il a beau être ignorant, lourd, mal informé; sa petite épargne, sa vie sont à lui et non à d'autres; on lui fait tort quand on les emploie, sans le consulter, de près ou de loin, sur cet emploi.

[1] Dans la dernière élection des conseils généraux, deux électeurs sur trois n'ont pas voté.

Admettons-nous ce principe?—En ce cas, nous devons l'appliquer loyalement et de bonne foi. Si le contribuable est consulté, qu'il soit consulté effectivement et non pas seulement en apparence. Si nous l'appelons à voter, faisons la loi de telle sorte que son bulletin ne soit pas un simple morceau de papier noirci qu'on lui met dans la main et qu'il glisse dans une boîte, mais un acte de confiance, une marque de préférence, une œuvre de volonté, un véritable choix. Ne lui donnons pas un droit de suffrage illusoire. Accommodons la loi à son état d'esprit, à son degré d'intelligence; nous ne la faisons pas pour l'homme en soi, pour le citoyen idéal, pour le Français de l'an 2000, mais pour le Français de 1871, pour le paysan, l'ouvrier, le bourgeois de nos villages et de nos villes, pour l'homme en blouse, en vareuse ou en redingote, que nous voyons tous les jours dans nos champs et dans nos rues. Il faut qu'elle soit proportionnée, adaptée à cet homme; sinon elle sera une tromperie, une loi malhonnête, et il n'y a rien de pis que la malhonnêteté de la loi.

II

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