En Argentine

Jules Huret

 

Texte intégral annoté

 

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition E. Fasquelle, Paris, 1911 (tome I) et 1923 (tome II).

https://monautrelibrairie.com

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© 2021, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-491445-92-8

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

 

LIVRE I – De Buenos Aires au Gran Chaco

I. – Sur mer

II. – Buenos Aires. Premières impressions.

III. – Buenos Aires. Autrefois et aujourd’hui.

IV. – Buenos Aires. Le quartier des affaires.

V. – Buenos Aires. Les quartiers populaires.

VI. – Buenos Aires. Le quartier des résidences.

VII. – Buenos Aires. La charité.

VIII. – Buenos Aires. Les écoles manuelles.

IX. – Buenos Aires. Quelques institutions.

X. – Buenos Aires. Les criminels et les fous.

XI. – La richesse présente.

XII. – L’élevage.

XIII. – L’élevage (suite).

XIV. – L’élevage (suite).

XV. – Les grandes estancias. Chez M. Manuel Cobo.

XVI. – Les grandes estancias. Chez MM. Pereyra.

XVII. – Les grandes estancias. Chez M. Vincente Casarès.

XVIII. – Vers le Nord.

XIX. – Tucumán.

XX. – Tucumán (suite).

XXI. – Tucumán (suite). Le sucre.

XXII. – Jujuy.

XXIII. – Jujuy (suite).

XXIV. – Jujuy (suite). La vallée du San Francisco.

XXV. – Salta.

XXVI. – Salta (suite). Son avenir.

XXVII. – Salta (suite). La vallée de Lerma. Tula Pampa.

XXVIII. – À travers les forêts du Chaco austral.

XXIX. – La Forestal.

XXX. – Corrientes.

XXXI. – Sur le Haut Paraná.

XXXII. – Misiones.

XXXIII. – Misiones (suite).

XXXIV. – Les chutes de l’Iguazú.

XXXV. – Les ruines des missions jésuites. La yerba maté.

XXXVI. – Dans l’Entre Ríos. Les colonies israélites.

XXXVII. – Dans l’Entre Ríos. Les sauterelles.

XXXVIII. – Liebig.

XXXIX. – La richesse agricole.

XXXX – La richesse agricole (suite). Le labour et la moisson.

XXXXI. – La richesse agricole (suite). Les conditions de la culture, le rendement des terres.

XXXXII. – La richesse agricole (suite). Le commerce des céréales.

XXXXIII. – Les fortunes et la terre.

LIVRE II – De la Plata à la Cordillère des Andes

I. – La société.

II. – La société (suite). Les jeunes filles.

III. – La société (suite). Les femmes.

IV. – La société (suite). La famille.

V. – La société (suite). Au théâtre.

VI. – La société (suite). Clubs et hôtels.

VII. – La société (suite). Villégiatures d’été.

VIII. – Rosario de Santa Fe.

IX. – Córdoba.

X. – Córdoba (suite). Les ressources.

XI. – Quelques Français dans la province de Córdoba.

XII. – Notes et croquis.

XIII. – Mendoza.

XIV. – Mendoza (suite). La région du vin.

XV. – Mendoza (suite). La Californie argentine.

XVI. – La traversée des Andes.

XVII. – Vers le Nahuel Huapi par les lacs chiliens.

XVIII. – Au lac Nahuel Huapi.

XIX. – Vers le sud.

XX. – Bahía Blanca.

XXI. – Les vallées du Río Colorado et du Río Negro.

XXII. – Notes et croquis. Le prix de la vie.

XXIII. – La laine, les peaux et les viandes frigorifiées.

XXIV. – Notes et croquis.

XXV. – L’immigration européenne.

XXVI. – L’immigration et la colonisation.

XXVII. – L’immigration et la colonisation (suite). Les Français.

XXVIII – L’immigration et la colonisation (suite). Les Anglais et les Américains du Nord.

XXIX. – L’immigration et la colonisation (suite). Les Allemands.

XXX. – Notes et croquis.

XXXI. – Les mœurs politiques.

XXXII. – L’avenir.

 

 

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LIVRE I – De Buenos Aires au Gran Chaco

I. – Sur mer1

Le départ. – Vingt-et-un jours de mer. – Les Argentins ont délaissé les navires français. – Responsabilité des Compagnies. – La population du navire. – La vie à bord. – Spectacle de la mer. – L’escale de Río de Janeiro. – Impression grisante de la nature brésilienne. – Les émigrants. – Que vais-je voir en Argentine ? – Conversations à bord. – Ignorance des Européens vis-à-vis des choses de l’Amérique du Sud.

Nous voici partis pour la République Argentine.

Vingt-et-un jours de mer nous séparent de Buenos Aires. La plainte animale de la sirène traduit admirablement, sinon par son ampleur, au moins par son accent, l’espèce de douleur et d’angoisse grave que nous éprouvons à l’heure des grands départs. Dès que les amarres sont dénouées et que le navire fait le mouvement de s’éloigner du quai, une autre sensation accompagne la première, celle, inquiétante un peu, de s’aventurer pour trois semaines sur ces planches d’où l’on ne verra que le ciel et l’eau. Il faut se répéter que chaque jour, depuis des années, d’autres s’exposent à ce risque et que presque jamais on n’entend parler de naufrage... Ce serait vraiment de la malchance... Et pourquoi nous ?

Alors, on regarde le capitaine, on prend confiance – il le faut bien – dans son air de froide énergie, on interroge ceux qui firent déjà la traversée. Et bientôt, assez vite, l’accoutumance vient de cette stabilité mobile, de cet équilibre dansant. Au fur et à mesure qu’on avance, le sentiment de sécurité augmente. Les soins des domestiques que l’on recevait, les premiers jours, avec reconnaissance, et comme une marque personnelle d’intérêt et de sympathie, on finit par les exiger comme un dû ou, mieux, à s’en passer comme superflus.

Et l’on sourit en entendant les Argentins vous dire :

– Qu’est-ce, en somme, qu’un voyage en Argentine dont vous autres, casaniers, vous vous faites un événement sans pareil ! Vous voilà aux mains d’une Compagnie qui vous soigne, vous dorlote, vous sert des boissons glacées aux tropiques et des bouillons chauds dans les mers du Nord ; et vous suffit de prendre vos billets et de débarquer. Vous vous êtes reposé pendant vingt-et-un jours, oubliant forcément vos soucis. Vous devriez considérer cela comme un plaisir...

Nous étions sur un bateau allemand, un Cap de la Compagnie Hambourg-Sud-Amerika. Pourquoi ne me suis-je pas embarqué sur un navire français ? Je dois le dire brutalement, tout de suite, car il le faut. Tout le monde m’a dissuadé de mettre mon patriotisme à encourager l’incurie de certaines de nos compagnies de navigation : Français qui avaient déjà fait le voyage, Argentins amis de notre pays, qui gémissent de ne pouvoir plus marquer ainsi leur sympathie pour nous.

– Il y a dix ans, tous nous prenions encore les bateaux français, me dit-on cent fois. C’étaient les meilleurs. Aujourd’hui, Anglais, Allemands, Italiens les ont tellement distancés que les vôtres ont l’air, à côté, de bateaux d’émigrants, mal entretenus, incommodes. Les Français qui les prennent encore sont des fonctionnaires moralement obligés à ce sacrifice, dont ils se plaignent d’ailleurs et s’excusent presque, ou de vieux habitués qui savent se faire gâter par le capitaine et le personnel, et qui se refusent à en connaître d’autres, ou des troupes de cafés-concerts.

On est très bien sur ces bateaux allemands. Pas trop de flafla, ni de pose, juste assez de tenue pour n’en pas être gêné ; une cuisine moins bonne, certes, que sur nos bateaux français, meilleure cependant que sur les anglais, bon accueil du haut personnel, domestiques disciplinés et empressés, propreté et ordre partout, voilà des conditions importantes pour un long voyage sur mer.

Quand on a passé le cap Blanco, ce long bras de terre qui s’étend comme un effort sur la mer bleue, quand, décidément, on a vu ce dernier morceau du continent s’effacer, on se sent plus isolé, plus étranger ; on tourne décidément le dos à son pays et on va vers le pays des autres, de ceux qui sont autour de vous. Ceux-ci doivent, j’imagine, éprouver le sentiment contraire. De là une sorte d’obscur mouvement interne qui sépare un peu les uns et les autres.

Division factice et provisoire d’ailleurs, sentiment sans profondeur encore et sans écho, mais que l’on retrouve plus tard agrandi, réel alors, avec toutes ses nuances, après un long séjour sur le continent américain.

Malheureusement, on n’est pas seul avec des passagers de son choix. Il y a les autres.

À regarder vivre ces centaines d’êtres si différents, mille pensées vous assiègent. Qu’adviendrait-il si, par impossible, ces gens groupés ici échouaient sur une île déserte ? Quels seraient les chefs ? Quels seraient les esclaves ? Quels les intrigants ? Quels les hypocrites, les traîtres ? Où sont les sœurs de charité, parmi ces femmes ? Où les amoureuses ?

Je me représentais aussi cette population comme une réduction de la grande capitale vers où nous voguions, et j’essayais de la comprendre. Sur le pont, plusieurs riches familles argentines, héritières de grosses fortunes amassées par le père ou le grand-père émigrant. Leur vie est aujourd’hui une longue oisiveté, occupée par des voyages en France, à Paris, dans les villes d’eau à la mode, par des tournées d’auto en Italie. En voici qui reviennent, avec leur Panhard, de Vérone, de Pise, de Rome, de Florence. D’autres me parlent des bords du Rhin, de la Forêt Noire, de la Riviera.

Ils passeront l’hiver argentin, de juillet à octobre, à Buenos Aires, où la vie mondaine bat son plein. Ils en profiteront pour régler quelques affaires, acheter ou vendre quelques terrains. Une mère est accompagnée de ses trois filles, qui veulent vivre à Paris, comme elle. Elles vont à Buenos Aires en faisant la grimace. Elles s’y marieront avant un an.

Quelques familles se tiennent à l’écart, et, vers les derniers jours du voyage seulement, se mêlent aux réunions. Il y a là des femmes et des jeunes filles d’une parfaite distinction, quelques-unes d’une beauté, d’une finesse florentines. Elles parlent toutes le français couramment. Cependant elles n’ont rien lu, leur instruction paraît bien superficielle et leur désir d’apprendre modéré. Impossible d’oublier ces figures espagnoles brunes, pâles et sérieuses, qu’on dirait noyées de passion et de tristesse, qui ont l’air de souffrir d’une éternelle douleur.

Parmi tous ces Argentins, les uns portent des noms allemands, les autres des noms italiens, ou français, ou espagnols. Les femmes d’origine française – basque, pour préciser – sont fines, jolies, d’esprit clair, élégantes. Mais le type dominant est l’espagnol ou l’italien, à la peau plus bistrée, aux cheveux plus bruns, aux yeux plus noirs.

Beaucoup de jeunes gens argentins, brésiliens, uruguayens, encombrent le pont les premiers jours, cherchent à se faire remarquer. Ils courent, se bousculent, affectent de parler haut de sports, d’automobile, de boxe. Quand ils ont épuisé leurs petites grimaces, au bout d’une semaine environ, ils se tiennent tranquilles, cessent de troubler la quiétude des autres voyageurs.

Un jeune Uruguayen aux pommettes saillantes, laid, à la tête pommadée, change trois fois de costume par jour, et en exhibe toute une collection. Une famille mexicaine, le père, la mère et les quatre enfants, se tient avec discrétion. La mère, au teint orangé, aux grands yeux noirs et blancs, nostalgiques, est toujours frileusement enfoncée dans un coin, les épaules couvertes d’un épais tartan, même sous l’Équateur. Je ne la vis pas sourire une fois pendant la traversée. Le mari, médecin, d’aspect frêle et sérieux, est toujours plongé dans ses lectures ; les enfants jouent sans bruit.

Un quintette d’Italiens a pris passage à bord. Ces « artistes » nous gâtent la beauté de la mer solitaire. Sous prétexte d’études, ce ne sont que hurlements, guitares, piano. Le « maestro » – le pianiste – sorte de jeune macaque imberbe, passe ses heures à courir, sauter, crier, comme un singe fou ; la prima donna, jeune Française à jolie frimousse, aux traits mignons, avec un amusant nez mince et un peu relevé, les cheveux teints en blond, type de la gigolette montmartroise, en jupe trotteur, se promène, quand elle ne chante pas, au bras du directeur de la troupe, Othello féroce, toujours à ses côtés, tête rasée de moine espagnol, posée sur un corps gringalet, à la voix sombre et dure, à l’œil méfiant. Le ténor incolore roucoule ses romances du matin au soir. Le baryton suit à la piste les femmes de chambre et les gouvernantes.

Il y avait encore là quelques types d’aventuriers équivoques, parlant toutes les langues, rasés, pommadés, la boutonnière ornée de rosettes multicolores, les femmes vulgaires et changeant plusieurs fois par jour leurs toilettes de pacotille, allant éblouir quel rancho, dans quel coin de la pampa ?

En contraste avec les Argentins de leur âge, de jeunes Allemands, fils d’industriels envoyés pour inspecter leurs succursales, se tenaient tranquilles, lisaient, cherchaient à l’instruire dans des conversations. Le soir, après dîner, les Allemands se groupaient autour de la plus grande table du fumoir, et il fallait voir leur air enchanté de se trouver ainsi réunis, de se présenter les nouveaux venus, de se dire Mahlzeit2 et de reconstituer, grâce à la langue et à la bière, un coin de la Vaterland.

Ces remarques, ces recherches, ces hypothèses, les cancans du bord occupaient la meilleure partie du temps, long à passer, en somme. Car le mouvement du navire rend fatigantes les lectures prolongées, et tant qu’on n’a pas trouvé l’interlocuteur ou l’interlocutrice prédestinés, les petites distractions sont vite épuisées.

Il y a des réjouissances à bord, concerts donnés par les passagers au profit des émigrants du bateau, célébration des fêtes nationales, mascarades à l’occasion du passage de la ligne, baignades forcées du personnel domestique dans des piscines de toile imperméable. Ce jour-là, la salle à manger s’orne d’oriflammes et de banderoles, de lumières et de lampions multicolores, de guirlandes de verdures semées de roses de papier. C’est la fête ! Tout le monde paraît content, tout le monde sourit. Les gens qui ne s’étaient pas encore parlé se disent quelques mots en passant. Pendant le dîner, plus copieux, un défilé burlesque fait apparaître Neptune et les déesses de la mer, chargés de baptiser ceux qui pour la première fois franchissent l’Équateur. On tire des pétards au dessert, et chacun se coiffe de bonnets grotesques. Plusieurs bals ont lieu, pendant la traversée.

***

Cette vie est reposante, si l’on ne passe pas ses journées dans le fumoir à jouer aux cartes, comme le font beaucoup d’hommes et quelques femmes.

On ne connaît pas la mer si l’on ne s’est pas rassasié les yeux de son spectacle changeant pendant de longues journées. Chaque jour je regardais, à l’avant du navire, l’étrave fendre la houleuse route verte et bleue. Elle avait l’air, littéralement, de labourer des champs de turquoises et de neige. Sous son effort, l’eau changeait de couleur, se soulevait et retombait en épaisses broderies qui, à leur tour, s’effaçaient pour laisser apparaître une mousseline de soie légère et effervescente, semblant glisser sur une coulée d’oxyde de cuivre ; puis le fin tissu s’évaporait et il n’y avait plus autour du bateau qu’une traînée de marbre vert veiné de blanc, parvis des palais de Thaulow,3 escaliers mouillés et rongés de mousse des villas vénitiennes. À l’arrière, le navire emportait avec lui une infinie et somptueuse traîne d’écume.

La ligne de l’Équateur passée, le croissant de la lune apparut sur l’azur les deux pointes en l’air, voguant dans l’infini comme un berceau solitaire, à l’heure où la mer semble emporter ses flots d’argent au fond de ses précipices et les remplacer par l’ardoise et l’encre du crépuscule. Quelques oiseaux noirs rasaient l’eau autour de nous. À deux mille kilomètres de la terre, il y en a qui volent encore ; l’un d’eux, fatigué, vient se laisser tomber sur le pont du bateau.

Les couchers du soleil sont enivrants de douceur et de fulguration. Chaque jour ils se renouvellent. On dirait qu’un décorateur magicien brosse pour nous sans cesse des toiles d’horizon avec du feu et des vapeurs chimiques.

Parfois, il pleut. C’est alors la sensation biblique du déluge et de l’arche perdue sur les eaux. Ce soir, l’horizon se voilait de raies noirâtres verticales. Elles se multiplièrent bientôt, s’avancèrent vers nous avec une rapidité inconcevable, et nous les voyions tomber du ciel dans la mer. La nuit se fit en quelques instants dans la morne étendue. Le couchant, encore resplendissant de dorures et de cuivreries, fut soudain envahi par ces ténèbres, comme si un immense rideau noir se fût déroulé tout d’un coup d’une frise invisible sur cette magnificence.

Que la mer est triste sous la pluie ! Et comme le son du piano vous choque et vous chagrine quand le flot gronde et que le vent siffle !

***

Le temps passe donc ainsi entre la mangeaille abondante et fréquente, les potins, les parties de bridge, les jeux sportifs, la lecture, les observations, et la promenade circulaire autour du pont. De temps en temps, tous les deux ou trois jours, on aperçoit, au loin, le point noir d’un bateau : c’est un événement ; chacun veut le voir, le lorgner, savoir qui il est, où il va, d’où il vient. On s’amuse à regarder le vol argenté des poissons volants, et, au crépuscule, le jeu des phosphorescences sur les flancs du navire. Après dix ou douze jours de mer apparaît, sur la droite, l’île San-Fernando de Noronha, qui s’élève pointue comme un clocher ; c’est un dépôt de prisonniers politiques brésiliens.

Arrive l’escale ensoleillée de Río de Janeiro, la baie immense et sans rivale, avec sa forme de coupe somptueuse, la majesté souriante de sa ceinture de hautes collines, son eau bleue reflétant le bleu du ciel. Nous débarquons puisque nous avons près de huit heures à dépenser, frétons des automobiles en compagnie d’aimables Argentins que nous avons connus à bord, et nous voilà partis à l’assaut de la Tijuca, l’un des hauts sommets aperçus de la rade, et d’où nous découvrirons un panorama recommandé.

Ce premier contact avec la terre brésilienne est grisant. Après avoir traversé une ville qui paraît neuve, ses larges avenues claires bordées de monuments éclatants, on ne quitte plus un chemin bordé de fleurs. Car ici les arbres sont des bouquets de fleurs violettes, jaunes, rouges, écarlates, bleues, blanches ; il y en a même qui portent à l’extrémité de leurs branches légères et sans feuilles comme des sorbets neigeux : ce sont des freluches de soie artificielle qui sortent des fruits mûrs de l’arbre ; d’ensemble, il a l’air d’un feu d’artifice de neige figée : il s’appelle païna.

On peut aisément se figurer qu’on se promène dans un immense jardin d’hiver qui serait montagneux. Ce qui aide à cette impression, c’est l’odeur de terreau humide et de feuilles que l’on sent dans les serres chaudes.

On n’échappe pas au naïf étonnement de ne voir aucun arbre familier ni au dépaysement que leur absence souligne. Ni chêne, ni peuplier, ni orme, ni marronnier, mais des bambous, des fougères arborescentes, des palmiers, et, au lieu de nos ronces, de nos épines, du houx-frelon et du myrte sauvage de nos haies, des dracénas aux lanières pendantes et des buissons ardents de fuchsias.

Les parasites pullulent sur les troncs des palissandres, des cannelliers, des pandauris, des orangers, des figuiers, des manguiers, des bananiers, des cocotiers. Des paquets de mousse pendent comme des chevelures légères, des orchidées s’incrustent dans tous les creux et aux intersections des branches ; des courges monstrueuses s’accrochent aux ramures. L’ipê fleurit de jolies campanules jaunes ; l’ameixa, ou néflier du Japon, a des fruits dorés ; les feuilles du palissandre rappellent celles de l’acacia ; chaque branche de pandauris a de larges palmes, comme celles du latanier, qui les font ployer ; mais certaines vont rejoindre la terre, servant de tuteur aux autres, et finissent par prendre racine par une sorte de marcottage naturel. Le manguier est un arbre court, très touffu, dont les branches retombent aussi avec élégance. Quant au cipô, ce sont ces lianes énormes, grosses comme des serpents boas, qui enserrent les fûts, y grimpent et passent d’un arbre à l’autre par le sommet. On en fait des câbles d’une solidité à toute épreuve qui remplacent les ceintures de fer dont on lie les madriers d’échafaudage et les « ducs d’Albe » dans les ports.

Et tout à coup, après la halte obligée à la cascade de la Tijuca, à triple palier, sortant de ces routes parées de l’exubérance et de la somptuosité de la flore tropicale, de ces sentiers humides où l’air tiède est alourdi de parfums, nous apercevons à nos pieds le panorama de la baie de Río, ses îles parsemées de cocotiers rigides, dont les palmes s’épanouissent dans le ciel bleu, la succession de plans de ses montagnes qu’une buée mauve estompe, et l’Océan emprisonné dans leur enceinte, dont on n’aperçoit point les limites à l’extrême horizon. C’est un des spectacles les plus grandioses qu’il soit donné de contempler.

Le jardin botanique est aussi un but d’excursion ordinaire des passagers en escale à Río. Tout le monde veut avoir vu la magnifique allée de palmiers hauts de cinquante mètres, droits et lisses comme des colonnes de marbre dont le chapiteau s’épanouirait en un noble bouquet de palmes flexibles, et les allées de bambous comme on n’en voit sans doute que dans les Peradeniya Gardens de Colombo. Réunies par larges touffes, les tiges des bambous s’élancent en gerbes serrées de chaque côté de l’allée, comme un jet de colonnettes gothiques nerveuses, et forment en se joignant une véritable voûte de cloître, gracieuse et fraîche.

De cette escale on rapporte à bord, avec des oranges splendides et des ananas, l’impression d’une nature exubérante, d’une abondance inépuisable. Mais qu’y a-t-il derrière Río ? Que sont ces huit millions et demi de kilomètres carrés, qui font du Brésil un pays grand seize fois comme la France ?

***

J’allais souvent à l’arrière du navire regarder les émigrants. J’aurais voulu leur parler à tous, recevoir la confession vraie de leur passé et de leurs espoirs. J’essayais bien quelquefois, mais les paysans parlent peu, ont peu le goût de l’analyse. À les regarder, on se dit qu’il y a deux sortes d’hommes : les uns qui veulent se maintenir ou se replonger dans le passé, les autres qui semblent regarder l’avenir. Les uns, satisfaits des tours féodales, des vieux murs et des ruines, les esprits timorés ou les organismes débiles dont tout le rêve tourne autour d’un comptoir dans un chef-lieu de canton moussu, à l’ombre d’une église branlante, sur une place solitaire ; les autres, tempéraments énergiques et aventureux, attirés par leur imagination et leur vitalité vers l’inconnu de la conquête. Mais il y a aussi, hélas ! ceux qui se trompent, ceux qui prennent le pouvoir de se créer des chimères pour de la force ambitieuse, et que le flot de la concurrence vitale aura vite balayés. Les voilà tous assis ou appuyés le long des bastingages, ou couchés sur le pont, dormant, fumant ou mangeant, au milieu des restes de pain, des épluchures de fruits. Des enfants sont pendus au sein de leur mère, d’autres demi-nus se roulent, se battent, crient. Beaucoup de Russes, en bottes et en chemise rouge, des Slovaques avec un large pantalon et des ceintures de couleurs vives ; la plupart sont sales.

Parmi des êtres déjà fatigués et abîmés par de longues années de travail, surgissent de jolies têtes de femmes et de jeunes filles, de jeunes gens aussi : c’est l’avenir ! Nous les verrons dans quelques années, sinon eux, du moins leurs enfants, retraverser l’Océan, riches et reluisants, les hommes affamés de plaisir, les femmes délirant devant les toilettes de la rue de la Paix. En attendant, à cheval sur leur valise mal ficelée, ils coupent leur pain de leur long couteau et épluchent des oranges.

Je me trouvais à bord avec une jeune dame, très fine d’esprit et d’intelligence ouverte, dont le grand-père était arrivé en Argentine avec quelques francs dans sa poche et avait laissé à ses quatorze enfants une fortune colossale. Et je lui disais :

– En somme, les Argentins d’aujourd’hui, ceux que je vais voir, ne furent-ils pas, pour la plupart, ces émigrants-là ?

– Certainement, me dit-elle.

Et le grand-père légendaire s’évoqua, apparut là, sous cette tente nauséabonde, la tête coiffée du béret basque et les pieds dans des espadrilles de corde. Appuyée sur le garde-fou, elle promenait ses admirables yeux rêveurs dans le trou grouillant, et moi je regardais la petite-fille du colon basque, jolie, délicate, distinguée, habillée avec goût des plus suaves étoffes et du linge le plus fin. L’antithèse était saisissante. Deux générations ont donc suffi pour affiner à ce point de pauvres paysans venus de si loin ? Quelle destinée attend un pays neuf qui s’ouvre à toutes ces forces et à tous ces appétits ?

Le soir, les émigrants couchés à l’arrière, abrités sous leur vaste toile, où stagnent des relents, chantent. Des airs arabes montent avec les odeurs fortes, de ce tas de ténèbres murmurantes, des chants russes aussi, accompagnés par les accordéons. Un Caucasien tourne une vielle grinçante et monotone en fredonnant des airs de son pays. Peu à peu tout bruit cesse. C’est l’heure de rêver. Ah ! si l’on pouvait ouvrir ces cervelles et donner l’essor aux songes qui les travaillent ! Comme on les verrait s’envoler plus vite que le navire, plus vite que le vent, vers la fortune qui les attend.

– Mais voulez-vous savoir à quoi ils rêvent ? me dit M. M. P. Eh bien ! ils rêvent qu’ils déparquent à Buenos Aires et qu’ils trouvent des pièces de cent sous à chaque pas. C’est, d’ailleurs, le même rêve qu’ils font tout éveillés.

***

Et moi, que vais-je trouver là-bas, au bout de toute cette eau ?

Qu’est-ce donc que ce pays d’Argentine ? Que faut-il croire de tout ce qu’on nous raconte à son sujet ? Quel avenir est le sien ? Et comment se fait-il qu’on a l’air de le découvrir aujourd’hui seulement ? N’y a-t-il pas là un de ces bluffs périodiques auxquels nous ont habitués tant de financiers internationaux ? Allez donc vérifier les chiffres des prospectus et des brochures de propagande ! Vingt-et-un jours de mer à l’aller... M’y voici bientôt, pourtant.

À part ce que le vaillant Eugenio Garzon4 nous apprend chaque jour, je ne sais pas grand-chose, en somme, sur cette Argentine lointaine, sinon qu’on y élève des animaux par troupeaux innombrables, qu’on y cultive aussi le blé et qu’on prodigue généreusement chez nous, aux Argentins comme à tous les Latins de l’Amérique du Sud, l’épithète de « rastaquouère ».

Si je cherche bien au fond de ma curiosité et des souvenirs vagues de mes lectures, ce que je m’attends à trouver en Argentine, ce sont des crocodiles, des bêtes féroces, des courses d’étalons sauvages dans la pampa immense, des solitudes, des bœufs et des révolutions.

Réussirai-je, comme on me le promet, à me passionner pour des bœufs et des céréales ?

– Mais oui, me raisonnais-je. Après avoir vu les États-Unis démesurés, leur industrie formidable, leur société déjà vieillie et compliquée, le grouillement de leurs 90 millions d’habitants qui s’augmentent d’un million tous les ans ; en sortant de l’Allemagne, peuple endormi qui s’est réveillé et qui menace de déborder sur l’Europe, je vais voir vivre et se former un peuple nouveau et ardent, je jugerai sur le vif la vitalité de cette vieille race latine si décriée.

« Tu apprendras, me disais-je, comment les gens s’enrichissent, et ce que sont devenus ces mendiants andalous et ces réfractaires arabes qui s’embarquèrent à Cadix derrière Solis et Mendoza.

« Tu sauras comment se comportent les cent cinquante mille paysans de Lombardie, de Piémont, de la Biscaye, du pays basque, de la Galicie, les Juifs de Pologne, les quatre ou cinq mille Français, les trois mille Allemands, les deux mille Anglais, les sept cents Suisses et les trois cents Belges qui émigrent tous les ans. »

Quoi encore ?

Nul pays, au dire des Argentins, n’est plus inconnu que le leur. Et leur amour-propre s’irrite parfois aux récits d’anecdotes qui révèlent notre indifférence et notre ignorance d’Européens pour tout ce qui concerne leur patrie.

– L’autre jour, en Allemagne, me raconte M. M. P., une personne cultivée me dit : « Ah ! vous êtes Argentin ? Connaissez-vous M. X., de Chicago ? » Chaque jour arrivent à Buenos Aires des lettres adressées : « Buenos Aires, Brésil ». Le ministre des États-Unis en Argentine recevait dernièrement, d’un de ses collègues, qui confondait aussi l’Argentine avec le Brésil, une lettre lui disant : « Envoyez-moi des adresses d’exportateurs de cafés. »

Une dame prétend que les Allemands sont encore plus ignorants que les Français des choses de l’Argentine. Elle s’est trouvée avec l’aide de camp du duc d’Oldenbourg, qui lui a demandé : « Quelle langue parle-t-on dans votre pays ? »

C’est vrai, nous ignorons à peu près tout de cette Amérique du Sud, et nous confondons volontiers l’Argentine, le Chili et le Brésil, ces trois pays en plein progrès, avec le Nicaragua, Costa-Rica, le Guatemala ou la Bolivie. Notre ignorance fait une salade impossible de guano, de café, de coton, de tabac, de blé, de cuivre, d’or, de nègres et de caoutchouc.

Il n’est pas jusqu’à ces histoires de fortunes colossales et rapides qui ne viennent s’ajouter à la légende générale et vague. Il se mêle à cette légende des récits de rapines éhontées, d’exploitation des Noirs, la cruauté des planteurs avant Saint-Domingue, la canne à sucre, le tabac, des résidents voleurs, des ministres mendiants, des compagnies européennes et des fournitures mauvaises ou fictives, et un peuple abruti. Ce sont, en somme, souvenirs d’anciens voyages aux Antilles pêle-mêle avec l’histoire des soulèvements de Saint-Domingue, et nous confondons tout cela dans la même ignorance amusée et pittoresque.

Or le climat de l’Argentine est, paraît-il, à peu près celui de notre Midi, sauf quelques semaines d’été où la chaleur humide est insupportable. Sa population est européenne, et sa richesse serait banalement celle de l’Europe agricole : le bon froment qui sert à faire le pain blanc, le maïs, le lin dont on tire l’huile et le tourteau, la laine et la chair de ses moutons, et les bœufs gras qui fournissent des entrecôtes savoureuses à l’Angleterre. Quant à ses mœurs politiques, elles sont celles de tous les pays en formation, et parfois même elles ressemblent, à s’y méprendre, à celles des vieux pays policés.

Pourtant, en fait de choses précises, je savais, avant de débarquer, que j’allais voir des frigorifiques qui n’ont rien à envier à ceux de Chicago, et des propriétés de 45.000 hectares, et des troupeaux de 75.000 vaches. D’abord ces chiffres dansèrent devant mes yeux comme des feux follets. Qu’est-ce que 45.000 hectares ? C’est plus de cinq fois Paris tout entier, de Vincennes à Boulogne. C’est le département de la Seine.

– Et cette terre est fertile ?

– On n’y a jamais versé d’engrais. Notre culture est dans l’enfance ; avec des soins, la production peut doubler et tripler.

– Vous dites qu’on peut encore acheter de ces terres aujourd’hui ? Dans quelles provinces, et à quel prix ?

– Cela dépend de l’endroit, de sa richesse, de son éloignement d’une voie ferrée, de son climat. Depuis 20 francs l’hectare, jusqu’à 200 et 400 francs et plus. Voulez-vous semer du blé, ou du maïs, ou du lin, ou de l’avoine ? Alors achetez dans la province de Buenos Aires et dans celle de Santa Fe. Préférez-vous planter des vignes et des arbres fruitiers ? Allez à Mendoza. La fortune vous y attend. Des gens arrivés pauvres il y a dix ans, à Buenos Aires, sont aujourd’hui millionnaires, simplement pour avoir revendu au mètre des terrains qu’ils achetèrent 10 ou 20 francs l’hectare.

– Et Buenos Aires ? Quelle ville est-ce ?

– Oh ! laide, laide, crièrent en chœur les dames. Et on s’y ennuie. On y potine beaucoup : c’est à peu près toute l’occupation des femmes, avec la toilette. Et vous verrez comme leurs idées sont en retard...

C’est ainsi que sur la mer Atlantique je commençais ma documentation argentine. Je recueillais ces paroles en m’excitant d’avance à l’idée des trésors de vitalité et d’activité que j’allais trouver.

Je ne pouvais encore faire un choix parmi ces affirmations, me réservant de les vérifier, y démêlant déjà le pouvoir d’exagération de ces improvisateurs étonnants.

– Nous verrons bien.

 

 

II. – Buenos Aires. Premières impressions.

Avant l’arrivée. – Faut-il flatter les Argentins ? – Oui, diront les parvenus. – Non, dira l’élite éclairée. – L’arrivée à Buenos Aires. – À quoi ressemble la capitale argentine. – Pas de dépaysement. – Impression de richesse et d’activité. – Une légende qu’il faut abandonner. – Où sont les rastaquouères ? – Correction britannique. – Une ville qui aime les arbres. – Uniformité. – Étendue. – Contrastes.

Nous approchons. Demain, nous toucherons la côte de l’Uruguay, et après-demain nous serons à Buenos Aires.

J’ai hâte, à présent, d’arriver. Je sens s’aviver ma curiosité, j’essaye de m’imaginer ce pays nouveau, si lointain. Comme je vais regarder tout ! Avec quelle ardeur j’interrogerai chacun !

Une crainte me saisit.

Je songe à ma manie de dire tout ce que je pense et de raconter tout ce que je vois. Comment les Argentins prendront-ils cela ?

– Vous ne devez pas aimer beaucoup les critiques, Latins et vaniteux que vous êtes ? demandai-je à M. M. P.

– Il est vrai, me répondit-il. Nous supportons assez bien la critique que nous faisons de nous-mêmes, et nous plaisantons facilement nos propres défauts. Mais nous sommes très sensibles à celle de l’étranger.

– Peut-être est-ce là l’excuse de tant de gens qui écrivirent ou parlèrent sur l’Argentine, et qui, voulant vous plaire, vous rendirent ridicules à force de compliments ?

– Cependant ne croyez pas que ces éloges outrés nous conviennent. Nous avons une vision très nette de notre situation, et une connaissance sûre de nos caractères.

Quelqu’un dit, qui me parut sage :

– Il y a certes, chez nous, des gens grossiers, et surtout des Argentins de date récente, à qui nulle adulation ne paraît exagérée. Mais il y a aussi une élite éclairée, intelligente et fine, qui vous saura gré de vos critiques et de votre sincérité. On nous a flattés jusqu’ici. Nous ne sommes que trop portés à nous approuver. Nous avons surtout besoin désormais de vérités, même un peu sévères, si elles demeurent justes. On criera peut-être un peu, d’abord. Puis vous aurez tout le monde avec vous. Car, au fond, nous ne sommes pas des imbéciles.

Je savais déjà cela.

Nous arrivâmes à Buenos Aires par une belle matinée d’hiver. C’était en juillet, et, pour débarquer, toutes les dames argentines du bord, avec une coquetterie d’une naïveté désarmante, avaient sorti les toilettes les plus nouvelles qu’elles rapportaient de Paris.

Ainsi le veulent la mode et la hâte fiévreuse de celles qui attendent. L’une de nos compagnes de route, qui pleurait d’émotion en apercevant sur le quai sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps, descendit de la passerelle l’une des premières, et, à peine à terre, je la vis entourée d’amies et de parentes, pivotant sur elle-même, tenant, d’une main, son mouchoir mouillé de larmes, et de l’autre, ouvrant son manteau de fourrure, avec le geste d’en montrer la doublure, une doublure aussi belle que le manteau lui-même. Ses pleurs n’étaient pas encore séchés qu’elle souriait aux compliments.

Du quai, une seule construction attire le regard vers la ville. C’est le dernier hôtel bâti, le Plaza Hotel, haut de sept étages, qui se détache, tout blanc, dans le bleu du ciel. Donc, rien de l’arrivée à New-York, rien de l’aspect monumental des villes d’Amérique du Nord, comme l’ont prétendu, dit-on, des descriptions approximatives. La première impression que l’on éprouve, au contraire, c’est que l’on met le pied dans une grande ville européenne et proche de Paris. Cette impression vient de ce que rien de saillant ni de topique ne s’impose à vous. Il est vrai que les rues sont disposées en damier et que beaucoup de maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, mais on ne s’aperçoit pas tout de suite de ces particularités, pris qu’on est par le spectacle de la circulation.

Quelle ville Buenos Aires rappelle-t-elle au souvenir ? Aucune à proprement parler. Londres, si l’on veut, par ses étroites rues peuplées de banques, ses marchands d’allumettes et les casques noirs de ses policemen ; Vienne par ses fiacres-victorias à deux chevaux ; l’Espagne entière par ses maisons à façades plates, à fenêtres grillées, et ce qui reste de sale dans certaines rues éloignées ; New-York par ses cireurs de bottes ; Paris par sa belle avenue de Mai, ses trottoirs spacieux, ses cafés à terrasses.

Je n’éprouvai donc, tout d’abord, aucun dépaysement, aucune de ces sensations d’exotisme qui vous font évaluer les distances et précisent en vous la notion de l’éloignement. Si vous débarquez cependant par une de ces belles journées d’hiver ensoleillées, qui ne sont pas rares en ce pays, vous êtes séduit par la douceur de l’air et la pureté idéale du ciel. Les palmiers poussent en pleine terre, et au bois de Palermo, où vous porte votre première promenade, les grands eucalyptus, les poivriers, les bambous vous assurent que vous êtes dans un climat béni, celui d’une Riviera enchantée, où la vie doit être abondante et facile.

Du quai où le navire accoste jusqu’au centre de la ville, vous êtes frappé de l’atmosphère vivace et de l’activité allègre qui règne partout. Je n’échappai pas à la surprise générale – que je vérifiai par la suite chez les nouveaux débarqués – devant cette ville énorme, devant cette grande inconnue qui depuis vingt ans s’épanouit dans le silence sans que ses sœurs latines daignent s’en apercevoir. Ce vaste port, avec ses quais nets et propres comme ceux d’un port allemand, fourmillant de navires à l’ancre sur trois et quatre rangs, l’ordre du débarquement, la politesse des fonctionnaires, l’ampleur et la commodité des locaux de la douane, ces automobiles luxueuses qui vous emmènent à travers les voies centrales conduisant aux hôtels, le mouvement des rues commerçantes, de cette rue Florida trop étroite avec ses magasins parisiens, la bousculade des rues voisines, 25 de Mayo, Bartolomé Mitre, Reconquista, les bureaux d’affaires et les banques grouillantes, illustrés de plaques aux lettres de porcelaine blanche, qui vous transportent sur le champ en plein centre de la cité de Londres ou de Hambourg, tout cela, séparément et vu d’ensemble, c’est la grande ville européenne, mélange des capitales et des métropoles commerciales de l’Europe.

Rien d’indigène ne vient troubler cette impression. Car où sont les gauchos arrivant du campo, les mendiants à cheval, les Carmen poudrées et fardées que je m’imaginais voir ? Dans quel lointain quartier faudra-t-il aller pour entendre, le soir, les sérénades aux balcons ? Je ne vois partout que des femmes élégantes dont les toilettes arrivent tout droit de la rue de la Paix et des jeunes gens habillés dans Piccadilly, affalés sur les coussins des voitures.

Une impression de richesse s’ajoute bientôt à celle de l’activité. Le luxe des attelages et de ces autos qui filent par les avenues, la tenue générale des passants, élégants, pommadés, cirés, astiqués, cravatés à la dernière mode, presque tous chaussés de bottines vernies étincelantes comme des morceaux de vitre au soleil, fortifient l’impression de prospérité que vous donnait tout à l’heure le mouvement du port et des rues commerçantes.

Mais je cherche en vain les gens en cravate rouge, avec des boutons de chemise en diamant gros comme des noisettes, et des breloques retentissantes. Je vois des gens comme vous et moi, un peu plus élégants tout de même, mais d’une correction britannique peut-être exagérée, car ce qui va aux Anglais, à leur affectation de raideur et de flegme, ne convient pas toujours aux Latins vifs, gesticulants et spontanés. Il y a certainement plus de chaussures laquées ici que partout en Europe. On y a visiblement le goût de ce qui brille, et les pieds soit vernis, soit cirés, me rappellent, par leur netteté, ce qu’on voit des pieds des Athéniens et des Espagnols.

Cette sensation de prospérité et de luxe s’accroît encore si l’on va vers les quartiers de l’ouest, quartiers somptueux qui sont notre Passy ou notre Plaine-Monceau, avec plus de variété, et des hôtels privés dont quelques-uns sont d’un goût excellent. Par endroits, c’est Berlin, ou plutôt Charlottenbourg, Schönberg, Wilmersdorf, dans leurs nouvelles rues de résidence, mais avec plus de style et d’élégance.

La propreté des rues, la régularité et l’insistance du service de nettoyage, vous rappellent aussi les villes allemandes. Des hommes munis de balais et de pelles se tiennent en permanence sur les artères les plus fréquentées, et raclent et balaient toute la journée.

Il faut souligner l’admirable effort de la municipalité de Buenos Aires pour assainir la ville et l’embellir, pour créer dans son enceinte de brique et de fer une parure de verdure et d’ombre que la nature ne lui a pas donnée. Et l’on peut dire qu’à l’heure présente, à part les quartiers du centre où l’étroitesse des voies et des trottoirs ne le permet pas, toutes les rues ont leurs deux lignes d’arbres, les avenues leurs quatre ou leurs six rangées de peupliers, de platanes ou de tipas.

Je ne parle pas des places, ni des squares, ni des parcs qu’une administration imprévoyante avait, dans le passé lointain, un peu trop négligés. Plus avisé, M. Guiraldès, intendant de la capitale, homme de la terre et de goût artiste, les multiplie à plaisir, aidé par un de nos compatriotes les plus estimés, M. Thays,5 le grand Le Nôtre argentin.6

Malgré la vie incroyable qui circule dans l’administration municipale, malgré les prodigieux changements qui, depuis trente ans, transformèrent la ville, Buenos Aires est restée, dans l’ensemble, une ville plate et monotone, qui subit les conséquences d’une situation merveilleuse au point de vue économique, mais fort ingrate quant au pittoresque.

Bâtie sur l’estuaire du Río de la Plata, qui n’a, sur sa rive occidentale, ni une dune, ni une falaise, ni le moindre rocher, elle s’étale, uniforme, vers la plaine qu’elle ronge incessamment.

Au lieu de s’ingénier à créer du pittoresque, on construisit sur cette table rase une ville de plan uniforme, en damier, avec des rues et des avenues rectilignes, séparant des blocs de maisons de cent trente mètres en cent trente mètres. Vue d’ensemble, de la terrasse du Plaza Hotel qui domine la ville, celle-ci apparaît comme une multitude de cubes de pierre qui s’en vont jusqu’à l’horizon, portant à près de vingt kilomètres au delà des frontières invisibles de la cité. On imagine ainsi l’énormité de son étendue, double de celle de Paris et triple de celle de Berlin, puisqu’elle atteint plus de 18.000 hectares. Beaucoup de maisons à toits plats ont des terrasses dallées, entourées de balustrades à l’italienne ; du linge y sèche. Quelques constructions modernes avec des dômes, des flèches, des pignons ambitieux dépassent les cubes blancs ; çà et là, des trouées de verdure, qui sont des places et des parcs, mettent un peu d’air dans la monotonie de cet amas de pierre. Rien de très monumental, si ce n’est la coupole du nouveau Congrès.

Dans le ciel très bleu, quelques clochers en majolique apparaissent, dominant à peine les maisons environnantes. Ils luisent sous le soleil et se dorent, le soir, de la splendeur des couchants. Les crépuscules argentins peuvent rivaliser avec les plus beaux de l’univers. Que de fois, après une journée de courses et de visites, nous bercions notre fatigue et notre nostalgie devant les rideaux relevés de notre chambre du Plaza Hotel, au spectacle changeant du ciel en feu ! C’était un repos et une joie.

***

Au bout de quelque temps, et après de fréquentes promenades, l’opinion des dames argentines du bateau se comprend mieux : cette absence de pittoresque et cette uniformité un peu chagrine finissent par opprimer le regard et l’attrister.

Mais on est décidé à y porter remède. Car on a la conviction, en Argentine, que rien n’est impossible aux Argentins. J’admire infiniment cet état d’esprit qui prouve une si belle jeunesse et tant d’orgueil et d’énergie. Après bien des études et des plans, on se décida, il y a trois ans, à faire venir notre compatriote, M. Bouvard, directeur des travaux de la Ville de Paris. On lui demanda son avis. Il établit des projets. Il expliqua qu’il faudrait dégager les églises, les gares, les marchés, les musées, qui, pour la plupart, font aujourd’hui corps avec les maisons particulières, isoler les hôpitaux, les entrepôts, augmenter le nombre des parcs, grands et petits, des quinconces, des avenues, des carrefours à larges pans coupés avec refuges circulaires, tracer des diagonales aboutissant à des places, à des monuments importants, créer ainsi des perspectives, élargir cinquante rues, profiter des quelques petits mouvements de terrain, pour mettre en relief les aspects intéressants de la ville.

Dans un pays où il est si difficile de créer du pittoresque, un fleuve comme le Río de la Plata eût pu suppléer aux accidents de terrain et devenir l’occasion de mille beautés. Les avenues eussent dû y aboutir, des promenades le longer, des asiles de fraîcheur et d’ombre s’y créer. L’ingéniosité des paysagistes avait là de quoi s’exercer. La croissance imprévue et si extraordinaire de Buenos Aires et l’indifférence civique des colons de race espagnole firent qu’on ne songea qu’à bâtir et à spéculer. On multiplia les emprises sur le Río, de sorte qu’à l’heure qu’il est il y a près d’un kilomètre de gagné sur les alluvions du fleuve. C’est là que s’élèvent les quais du port et les bâtiments de la douane, si bien que la vue du fleuve – large ici comme un bras de mer, puisqu’il a 45 kilomètres de large – est complètement bouchée sur presque toute l’étendue de la cité.

***

On pense donc maintenant, un peu tard, à racheter des terrains jadis cédés à vil prix pour réparer les négligences d’autrefois. Les particuliers font de même. De là une impression d’ébauche provisoire et d’inachevé. Partout on démolit et on rebâtit comme fait un propriétaire ambitieux qui pense à embellir sur le tard sa bâtisse trop modeste. Actuellement, dans certaines rues, en face de maisons de deux, trois, quatre et cinq étages, on voit de pauvres masures avec un simple rez-de-chaussée. Avenue Alvear, de très belles maisons de résidence ont pour vis-à-vis et pour voisins de vieilles boutiques badigeonnées de rose, sans étage, et des cabarets populaires. À côté de villas qui sont de vrais châteaux, on voit des terrains vagues où paissent des chevaux, des jardins d’horticulteurs, des dépôts de bois ou des barrières couvertes d’affiches et de réclames. Les spectacles de la rue offrent des antithèses de même ordre : à Palermo, parallèlement au Corso des nouveaux enrichis, engoncés et fiers dans leurs autos et leurs attelages, on croise de modestes fiacres de louage ; sur le trottoir de gauche, les jeunes Argentins riches flirtant avec les jeunes filles sous les yeux bienveillants des mamans ; sur le trottoir de droite, des enfants déguenillés, des terrassiers au repos arrivés hier en Argentine, curieux de voir ce que les émigrants deviennent en trente ans. Buenos Aires a son Piccadilly et son Whitechapel, qui s’appelle ici Las Basuras ; elle a ses palais, mais aussi ses conventillos ; elle a, contraste déconcertant, les plus belles tribunes d’hippodrome et l’un des plus beaux champs de course au monde ; mais elle a aussi, au Retiro, son hôtel des Émigrants, tache malheureuse qu’il faudrait faire disparaître au plus tôt.7

 

III. – Buenos Aires. Autrefois et aujourd’hui.