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SOMMAIRE

« Les plus belles rencontres ont été créées par les âmes avant même que les corps ne se voient »

Paolo Coelho

La rencontre

« L’espoir est un rêve éveillé »

Aristote

Lorenzo venait d’arriver au terminal. Comme d’habitude, il était à la bourre et comme d’habitude, depuis ces derniers mois, il avait la tête à l’envers. Il n’était pas coiffé et encore moins rasé. Une chance que ce matin, il voyageait incognito !

Dans une brume nauséeuse, il bouscula par mégarde une femme âgée qui le dévisagea des pieds à la tête. Elle dut avoir pitié de lui, car elle détourna son regard d’un air désolé.

Lamentable.

 

Lorenzo voyageait léger : juste un bagage cabine qu’il enregistra rapidement sur les bornes automatiques. Son principal objectif était de ne parler à personne. Qu’on lui fiche la paix.

C’était son cœur qui était lourd. Chaque visite à son petit garçon le rendait malade. Dès qu’il le déposait chez son ex-femme et son mec antipathique, il avait envie de tout casser et cette question qui tournait en boucle dans sa tête depuis deux ans ne lui donnait aucun répit : pourquoi n’avait-il pas pu empêcher cela ?

Il regarda autour de lui, surpris du peu de monde dans le terminal. Il se dirigea tel un somnambule vers la salle d’embarquement.

Il avait ses lunettes de soleil alors que dehors, c’était le déluge : pathétique ! Il était juste pathétique !

Il prit place dans la file derrière les autres passagers. L’embarquement touchait à sa fin et il retira ses lunettes de soleil pour les formalités de sécurité. Vivement qu’il gagne son siège et qu’il dorme… Là au moins, il ne penserait à rien.

Plongé dans sa culpabilité, il sentit une présence juste derrière lui. Un peu trop derrière lui à son goût, d’ailleurs. Il ne supportait pas qu’on le serre de trop près sans lui demander son avis.

La proximité avec cette inconnue était telle qu’il pouvait sentir son parfum. Une fragrance assez subtile composée de jasmin et d’autres ingrédients plus complexes à reconnaître… Cette émanation réveilla ses sens, endormis depuis trop longtemps.

Quelques secondes auparavant, plongé dans un spleen baudelairien, il fixait le sol comme s’il voulait s’enfoncer six pieds sous terre. Mais cette montée subite d’adrénaline, ce parfum semblable à aucun autre éveilla son instinct et malgré sa migraine tenace, il succomba à son insoutenable envie de se retourner pour voir si la splendeur de ce parfum correspondait bien à celle qui le portait. Il fit abstraction de son humeur d’ours et fit volte-face. Il ne put s’empêcher de dire :

 

— On se connaît ?

 

La femme lui renvoya un sourire et planta ses yeux dans les siens.

 

— D’après vous ?

 

Cette réponse le laissa pantois. Il aurait aimé rétorquer quelque chose, mais sa bouche resta bêtement entrouverte et à son grand regret, aucun son, aucun mot ne sortit. Ses yeux restèrent figés sur ce visage. Bouleversé, c’était comme s’il retrouvait une personne qu’il avait aimée, une personne qu’il connaissait depuis très longtemps. Pourtant, cette femme était une illustre inconnue.

Elle le défiait avec ses grands yeux noirs et ses fossettes qui lui donnaient un air coquin. Sa coupe garçonne contrastait avec la sensualité qui émanait d’elle.

Elle finit par baisser les yeux, toujours avec son petit sourire. Elle savait que cette rencontre serait délicate. Mais seul Lorenzo avait le pouvoir de changer le cours des choses.

La voix de l’hôtesse les ramena à la réalité. Lorenzo tendit sa carte d’embarquement et avança sur la passerelle qui menait à l’avion. Il marchait doucement. Il ne voulait surtout pas mettre trop de distance entre cette inconnue et lui. Surprenant comme tout d’un coup, son besoin d’isolement s’était dissipé…

Il passa la main dans sa tignasse trop grasse en espérant se donner meilleure allure. Il paraît que nous n’avons pas deux fois l’opportunité de faire une bonne première impression. Il se moquait de toutes ces phrases à deux balles. Il comprit seulement qu’il voulait connaître cette femme et lui parler.

 

Son statut de pilote lui permettait de voyager en classe affaires. Le destin serait-il enfin son allié en la plaçant à côté de lui ? Il se surprit à l’espérer.

Il se dirigea à l’avant de la cabine. Il pouvait encore sentir le parfum : elle était là, juste derrière lui. Il ne comprenait pas pourquoi cette fragrance inconnue lui semblait si familière. Tous ses sens étaient en éveil, c’était chimique.

3A, son numéro de siège… Il se faufila jusqu’au hublot, la place qu’il préférait. Celle à côté de lui était inoccupée. En une fraction de seconde, il se promit d’arrêter de boire si cette femme…

 

— Décidément ! Croyez-vous au hasard ou aux rencontres, dit-elle ?

 

Il fut de nouveau charmé par cette voix enjouée et taquine. En revanche, son sens de la répartie, limité en cet instant, ne lui facilitait pas la tâche ! Il fallait qu’il dise quelque chose, et vite !

 

— Pourquoi… Vous avez quelque chose à proposer ?

 

Elle arbora encore ce sacré sourire encadré par deux fossettes. Elle le savait pourtant, cet homme-là n’était guère intimidable.

Lorenzo lui rendit un demi-sourire. Son chaos intérieur était tellement intense qu’il fit tout pour le cacher.

Elle lui dit avec un ton mi-sérieux, mi-amusé :

 

— Vous avez raison : vous et moi, c’est tout sauf du hasard. C’est même bien autre chose !

 

Cette manière de répondre par des phrases courtes et pleines de sous-entendus le troublait. Le regard de cette femme était aussi inspiré que le noir de ses yeux était profond. Ses fossettes lui donnaient un air presque enfantin.

 

— Qu’est-ce donc alors ? répondit-il amusé.

 

Laura demeura silencieuse. Dans le haut-parleur, le pilote souhaita la bienvenue aux passagers et donna des informations sur le vol. Il parla de conditions météorologiques difficiles sur le trajet, et demanda aux passagers de veiller à garder leurs ceintures attachées.

Dans la cabine, dans cette lumière filtrée et cette atmosphère ouatée propre aux avions, on se regarda avec un peu d’inquiétude, mais Lorenzo s’en fichait pas mal. Des vols agités, il en avait vu bien d’autres.

L’avion débuta sa course sur le tarmac, rejoignit la piste, se mit dans l’axe, marqua une courte pause et décolla. Les milliers d’anges assis dans le ciel portèrent leur attention sur l’appareil à cet instant.

Le silence de sa voisine mettait Lorenzo encore plus mal à l’aise que lorsqu’elle lui adressait la parole.

Son excitation laissa place à une sorte d’inquiétude gênée, presque de la méfiance. Et ce fut elle qui reprit la parole la première.

 

— Je m’appelle Laura. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je ne suis pas là par hasard et j’ai même quelque chose de très important à vous dire…

 

Lorenzo fut frappé par le changement d’intonation et le regard soudain plus sombre de Laura. Il n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses. Mais pour qui se prenait-elle, celle-là ? Il y a encore quelques minutes, ils ne se connaissaient même pas !

Il se sentait de plus en plus agacé, et sa nuit blanche alcoolisée n’arrangeait certes pas la situation. Dans une sorte de brume, il respira profondément et regarda par le hublot. Il prit d’ailleurs conscience que le temps dehors se dégradait fortement. Il pouvait même apercevoir des éclairs au loin : s’il savait que cela n’était pas vraiment dangereux pour l’appareil tant qu’on se tenait à l’écart, il se sentait tout de même préoccupé par l’apparition de grêlons qui, eux, pouvaient endommager l’avion. Il les voyait rebondir sur la corde de l’aile. Il pensa inconsciemment, de façon un peu égoïste, qu’il n’aimerait pas être à la place du pilote.

J’imagine que vous êtes en train de vous dire que vous n’aimeriez pas être en train de piloter cet avion, n’est-ce pas ?

 

— Non, mais je rêve ou quoi ? Parce que vous avez la prétention de savoir ce que je pense ? Comment savez-vous que je suis pilote, d’abord ? C’est du harcèlement ou quoi ?

— Pardon ? Vous êtes gonflé, C’est vous qui m’avez abordée ! Je vais même vous dire : vous espériez que je sois assise à côté de vous, comme si votre vie en dépendait !

 

Lorenzo se sentit embarrassé par cette femme invasive et perspicace, et cela ne l’amusait plus du tout. Elle planta à nouveau ses yeux dans les siens.

 

— Une catastrophe est sur le point de se produire, et vous êtes le seul à pouvoir l’empêcher.

— Vous êtes complètement barrée…

— Non, je ne suis pas folle, Lorenzo. Au contraire.

— Ah non ? Mais d’ailleurs, comment vous savez qui je suis ? Comment connaissez-vous mon prénom ?

— Je connais bien plus que votre prénom et ce n’est pas le moment de parler de ça. Il y a beaucoup plus urgent, croyez-moi.

 

Lorenzo la dévisagea, abasourdi. Elle avait dit cela avec une telle conviction qu’il se sentit dénudé. Il détestait cela. Elle le connaissait, en effet, visiblement, mais en fouillant ses souvenirs de fond en comble, il était certain de n’avoir jamais rencontré cette femme. Belle et désirable comme elle était, il s’en souviendrait !

 

Le service à bord avait commencé. Malgré les turbulences, les passagers étaient concentrés sur leurs activités respectives et ne semblaient pas se soucier du déluge à l’extérieur. De toute manière, quand l’avion aurait atteint son altitude de croisière, il se trouverait bien au-dessus des nuages dans un calme relatif, ce qui ne tarderait plus maintenant. C’était seulement un moment délicat à passer.

 

— Tandis que les passagers s’apaisaient, Lorenzo sentait au contraire la panique l’envahir. Qui aurait dit qu’une femme serait un jour plus redoutable qu’une tempête ? Il sentit sa gorge devenir sèche. Son royaume pour un verre de vodka. Ou même deux, au diable l’avarice…

 

Laura remarqua bien son trouble et resta concentrée sur son récit.

 

— Lorenzo… comme je vous le disais, je ne suis pas ici par hasard et ce que je souhaitais vous dire, c’est qu’à partir de cette seconde, vous allez devoir agir. Non seulement pour sauver tous ces passagers, mais aussi pour votre bien et le mien. Nos existences sont liées.

— C’est une blague ? rétorqua-t-il. Non, mais vous croyez vraiment que je vais vous laisser me raconter des choses comme ça, comme si tout était normal ? Je ne crois pas aux mages, sorcières, chiromanciennes et autres fées.

— Oui, ça, je m’en doute. Ce n’est pas votre genre. Moi non plus, d’ailleurs, je ne crois pas à ces contes pour enfants. Mais laissez-moi vous expliquer. Quand je vous dis que mon existence est liée à la vôtre, ce n’est pas pour rien. C’est vraiment le cas.

 

Lorenzo regarda ses chaussures et se demanda comment il allait pouvoir se débarrasser de cette encombrante voisine pour le reste du vol.

Il ne supportait pas la façon dont elle lui parlait. Elle ne se laissait absolument pas démonter, et cela le rendait fou. Il détestait par-dessus tout qu’on lui dicte sa conduite. Paradoxalement, cette fille était aussi attirante qu’inébranlable. Il ne put cacher une certaine agitation : ce mélange de sentiments contradictoires, avec sa migraine, lui faisait perdre le contrôle de la situation. Il commença à tout imaginer : un mauvais coup de son ex-femme ? La vengeance d’une conquête jalouse dont il ne se souvenait plus après une nuit trop avinée ?

Un peu lâchement, il se leva et, se dérobant brusquement, prétexta qu’il devait se rendre aux toilettes. Laura, surprise, le regarda se diriger rapidement vers l’espace cuisine avant, le galley. Caché par le rideau, il resta debout, immobile, devant la porte des w.-c., en essayant de retrouver son calme. L’atmosphère de la cabine était toujours détendue comparée au déluge à l’extérieur, qui semblait d’ailleurs plus calme que celui qui avait lieu sous son crâne en cet instant.

Il referma la porte des toilettes derrière lui et appuya sur cette drôle de petite douchette qui était censée faire office de robinet.

Il s’aspergea tant bien que mal le visage d’eau froide et se scruta fixement dans le miroir. Sale gueule.

Un regard brouillé, un teint cireux, des cernes sous les yeux… Trop d’alcool et pas assez de sommeil. La claque de l’eau eut bien du mal à lui redonner une contenance. Il avala prestement une aspirine à croquer. Il ne lui en restait presque plus alors qu’il avait acheté cette boîte trois jours auparavant. C’était vraiment n’importe quoi…

Qui pouvait bien être cette fille étrange ? Franchement, il ne voyait pas…

Il eut un drôle de réflexe et chercha un petit tube de dentifrice de voyage qu’il trouva à côté des lingettes rafraîchissantes. Son doigt lui servit de brosse à dents. La sensation de fraîcheur de la menthe lui fit du bien.

Tout était confus. Et puis bon, elle avait annoncé une catastrophe aérienne avec l’aplomb d’un prophète de l’Apocalypse… Comment pouvait-elle délirer à ce point ? Et comment savait-elle qu’il était pilote ? Comment connaissait-elle son prénom ? Elle l’avait lu sur le billet qu’il avait tendu à l’hôtesse tout à l’heure ? Oui, sans doute, les affabulatrices sont souvent très observatrices, et…

L’esprit rationnel et logique de Lorenzo patinait. La raison pourtant ne lui était d’aucun secours en cet instant précis. Et de toute manière, son état l’empêchait de réfléchir sainement.

 

— Quand est-ce qu’on va enfin me foutre la paix ? Je ne demande rien à personne, moi !

 

Il entendit alors le signal qui demandait aux passagers de regagner leurs sièges. Il se retourna pour débloquer la porte lorsqu’il fut projeté contre la cuvette des toilettes. Une belle secousse venait de déstabiliser l’avion.

L’instinct du pilote se réveilla instantanément. Lorenzo sortit dans le galley pour comprendre ce qui venait de se passer. C’était bien brutal pour une turbulence, d’habitude il y avait des signes avant-coureurs, mais là non.

L’ambiance calme et feutrée de la cabine avait laissé place à une atmosphère agitée, et la panique commençait à gagner les passagers. Le mélange de silence, de tension et d’effarement devenait tellement palpable qu’on aurait pu le saisir à main nue. Oui, décidément, ce voyage s’annonçait mal.

Sur un ton sec ne souffrant aucune discussion, une hôtesse demanda immédiatement à Lorenzo de regagner sa place. Par son état de stress qu’elle avait du mal à masquer derrière son sourire figé, Lorenzo comprit que la situation était vraiment préoccupante. Ce vol prenait des allures de cauchemar. L’annonce du pilote « PNC à vos postes ! », code pour dire que ça se passait mal sans affoler les passagers, ne présageait rien de bon…

Il regagna sa place et croisa le regard de Laura. Son sentiment de colère s’était envolé. Cette Laura était superbe et son visage, calme et inquiet, affichait une gravité qui était tout sauf de la folie.

 

— Lorenzo, je sais que cette situation est totalement surréaliste… Mais j’ai vraiment besoin que vous me fassiez confiance, car à partir de maintenant, nous n’avons que très peu de temps. Cet avion va s’écraser si vous ne faites pas quelque chose dans les prochaines minutes.

— Comment savez-vous que je m’appelle Lorenzo ?

— Je sais même que vous vivez à Rome, que vous êtes divorcé depuis presque deux ans et que votre ex-femme vit avec votre petit garçon de huit ans à Paris. Vous venez de lui rendre visite et comme à chaque fois, vous êtes triste comme la pluie après vous être séparé de lui.

 

Lorenzo la regardait, choqué, comme paralysé.

 

— Une dernière chose, Lorenzo : vous êtes un pilote d’avion chevronné depuis plusieurs années, mais vous risquez de torpiller votre carrière si vous continuez sur cette pente glissante.

— Ah oui ? Quelle pente ?

— Ça fait des mois que vous menez une vie d’adolescent attardé qui vous permet de n’endosser aucune responsabilité, et vous picolez mille fois trop.

 

Il était sonné, KO tel un boxeur pris au piège au coin du ring. Elle connaissait les détails de sa vie les plus intimes, surtout ceux qu’il s’évertuait à cacher de la vue de tous. Et c’était vrai, elle ne mentait pas : il allait tout perdre s’il n’arrêtait pas ses conneries et sa victimisation perpétuelle. Mais jamais il n’osait se l’avouer, c’était trop difficile.

Il considéra Laura et, au milieu du chaos qui avait envahi la cabine, il comprit pourquoi il avait eu une envie irrésistible de la prendre dans ses bras dès la première seconde.

Cette femme lui voulait du bien.

C’était peut-être même la première personne qui lui voulait vraiment du bien depuis des années. Certes, au premier contact, elle semblait complètement perchée, mais son instinct dicta à Lorenzo de faire profil bas.

 

À cet instant, il vit courir dans la travée une hôtesse de l’air paniquée qui cherchait d’urgence un médecin. Son visage était tordu par la peur, l’heure n’était plus aux apparences. Ce fut ce qui alarma le plus Lorenzo : la tête de cette hôtesse. Elles étaient payées pour sourire, même si on leur coupait les bras et les jambes, elles étaient surentraînées. Visiblement, ce qui se passait ici était d’une extrême gravité, cette fille expérimentée ne parvenant plus à se contrôler.

Le personnel navigant était regroupé à l’avant de l’appareil. Là aussi, ça ne respectait pas le protocole : il devait toujours y avoir quelqu’un en cabine pour s’occuper des passagers.

Lorenzo sut que le temps était compté et que Laura ne lui avait pas menti à propos d’une catastrophe. Comment avait-elle pu savoir cela ? Angoissé, il lui demanda :

 

— Laura, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

— Sortez-nous de là et vous le saurez, je vous le promets. Allez rejoindre le personnel navigant à l’avant de l’appareil, ils ont besoin de vous. Maintenant !

 

Lorsqu’il se leva, son regard fut attiré par le pendentif de Laura. Des petites ailes d’ange serties de diamants éclairaient son visage et lui donnaient une apparence un peu mystique et terriblement magnétique. Il fallait être débile pour se pencher sur de tels détails à un moment pareil !

Les cris et la panique sortirent Lorenzo de sa torpeur contemplative. Il se dirigea aussi vite que possible vers le cockpit en tanguant dans les trous d’air. Après s’être heurté la hanche contre un extincteur, il parvint à l’avant de l’appareil et expliqua qu’il était pilote de ligne. Il exhuma sa carte professionnelle dont il ne se séparait jamais – puisqu’il considérait ce simple objet comme le trophée dont il était le plus fier – et demanda s’il pouvait aider à quelque chose. Pendant ce temps, les turbulences devenaient de plus en plus fortes et l’avion paraissait prendre un trajet étrange, instable.

La chef de cabine dévisagea cet homme comme le messie et lui ouvrit la porte blindée du cockpit. Il constata immédiatement que le copilote était seul aux commandes, crispé qu’il était sur le joystick de l’Airbus.

Le pilote gisait inanimé sur son siège. Il demanda à la chef de cabine de l’aider, et ils le sortirent aussi vite qu’ils le purent pour l’allonger sur la moquette rase du galley. Ils fermèrent les rideaux pour ne pas affoler davantage les passagers.

Le teint cireux du pilote, ses paupières mi-closes sur des yeux hagards aux pupilles grandes ouvertes et ses ongles virant au bleu, montraient qu’il avait sans doute été victime d’une crise cardiaque ou d’une embolie et, de fait, il respirait encore, mais difficilement. Il manquait d’oxygène.

Pendant que deux hôtesses affolées cherchaient encore un médecin parmi les passagers, l’avion dansait à présent dans tous les sens.

Lorenzo prit la place du pilote et demanda un rapport au copilote. Il semblait que l’avion avait traversé le sommet d’un énorme cumulonimbus et, depuis, le tableau de bord renvoyait des informations contradictoires.

 

Des alarmes s’étaient mises à sonner et de nombreux témoins d’alerte s’étaient éclairés, mais un truc ne collait pas. L’avion réagissait comme s’il était en sous-vitesse, à deux doigts de décrocher, et cherchant à compenser, les automatismes poussaient les moteurs à fond en maintenant une assiette trop importante. Mais l’avion ne prenait pas d’altitude et semblait en effet comme en limite du domaine de vol. Ce n’était pas bon du tout.

Le copilote avait déconnecté le pilote automatique et, tentant de maintenir une vitesse raisonnable, il était obligé de perdre de l’altitude pour reprendre de la vitesse, ce qui le précipitait au cœur du cumulonimbus situé sous l’appareil. C’était extrêmement dangereux, mais Lorenzo approuva ce choix : il n’était pas question de faire autrement. Il se rappela ses séances de simulateur, où la seule manière de ne pas faire décrocher un appareil en manque de portance était bel et bien de lui faire piquer du nez pour réacquérir de la vitesse.

L’Airbus réagit bien aux injonctions, au début. Mais étrangement, le badin continuait d’afficher une vitesse trop basse alors que visiblement il n’en était rien. Dehors, la nuit noire et les nuages opaques empêchaient d’acquérir le moindre repère visuel, ils n’avaient que ces foutus instruments contradictoires pour savoir où ils en étaient. En cet instant, ils n’affichaient que des conneries.

Au fur et à mesure qu’ils pénétraient dans le cumulonimbus, les turbulences se faisaient plus terribles. Il fallait sortir de cette crasse au plus vite.

Lorenzo fut obsédé par deux choses : poser ce zinc et parler à Laura. Il y a quelques heures, il ne connaissait pas même pas cette femme et pourtant… maintenant, ce lien entre eux…

Il devait rester concentré. L’altitude était encore raisonnable, 28 000 pieds. Enfin, si l’altimètre daignait bien fonctionner… Mais les alarmes retentirent de plus belle.

Cette fois, Lorenzo analysa le plus froidement possible la situation, même s’il sentait son palpitant battre comme jamais comme ses paumes se recouvraient d’une huile de sueur.

Il serra le joystick de la main gauche et regarda avec attention le variomètre. Ils continuaient à descendre à une allure moyenne de 500 pieds par minute. Cette vitesse était très éloignée des limites de décrochage. Il ne comprenait donc pas les alarmes. À moins que l’ACMS ne renvoie n’importe quoi. Ils seraient en panne d’informatique ? C’était pourtant presque impossible, les systèmes étaient redondants, ils ne pouvaient pas tous tomber en panne en même temps… Si l’un d’eux déconnait, l’autre prenait le relais… Alors quoi ? Un problème de mesures ? Des sondes défectueuses ?

Lorenzo, scrutant le radar météo, vit qu’ils se précipitaient au cœur du nuage avec ses courants ascendants épouvantables et ses grêlons denses. C’était vraiment la merde. Ils devaient s’en éloigner coûte que coûte.

Le plus proche aéroport était à dix minutes, ils pourraient ensuite envisager un atterrissage d’urgence au prix de quelques tours pour vider les réservoirs. Rien de dramatique, après tout. Ils s’entraînaient à cette procédure à longueur de temps.

Il fallait rester calme. Et sauver les passagers. Et sauver Laura… Il fallait sortir de l’orage avant tout.

Il engagea un virage à dix degrés pour s’écarter. Mais l’avion n’obéit pas. Alors que la vitesse affichée diminuait toujours, ils sentirent au contraire l’appareil se pencher dangereusement et entendirent le frottement de l’air contre le cockpit, comme s’ils étaient en survitesse. Ce n’était pas le décrochage qu’ils risquaient, mais la dislocation de l’avion en plein vol…

On sentait les énormes efforts de l’air sur la cellule structurelle de l’appareil. Il ne fallait pas se fier aux instruments pour le moment, mais à l’expérience, à l’instinct. Le copilote regarda Lorenzo dans une pâleur de mort, avec un visage démissionnaire.

 

— C’est quoi ton nom ?

— Lorenzo…

— Moi, c’est Ruggiero. T’es un bon, Lorenzo ?

— Jusqu’à aujourd’hui, oui…

— Alors Dieu est avec nous. On fait quoi ?

— Les instruments déconnent. Pour moi, c’est certaines sondes qui sont HS. Alors on se la joue aux sensations, comme à l’époque de l’aéropostale. Tu as mieux ?

— Non. On fait comme tu as dit. On est en survitesse, non ?

— Oui, je crois…

— Faut arrêter de perdre de l’altitude.

— C’est ce que je fais.

 

Lorenzo tira le joystick vers lui pour remettre l’Airbus en position stable, mais ils continuèrent à piquer. 26 000 pieds. 25 000…

Lorenzo sentit ses tympans exploser. De toutes ses forces, il tira le joystick vers lui, mais il se rappela que ce geste naturel était absurde : l’appareil tentait automatiquement de trouver le bon domaine de vol et suivait les indications que lui renvoyaient ses centrales informatiques. Sur ce type d’avion, il était pratiquement impossible de reprendre la main sans tout déconnecter, ce qui était la procédure d’urgence du dernier recours.